La modification de l'humeur est ce que l'alcool peut offrir de plus précieux à l'homme et ce qui fait que tous les hommes ne renoncent pas avec la même facilité à ce "poison". L'humeur enjouée, d'origine endogène ou toxique, abaisse les forces d'inhibition, la critique en particulier, et rend par là de nouveau abordables des sources de plaisir dont la répression fermait l'accès. Il est fort instructif de noter combien l'exaltation de l'humeur nous rend peu exigeants sur la qualité de l'esprit. C'est que l'humeur supplée à l'esprit, comme l'esprit doit s'efforcer de suppléer à cette humeur qui offre des possibilités de jouissance habituellement inhibées, et, parmi ces dernières, le plaisir de l'absurde.
Sigmund Freud - Le mot d'esprit et ses rapports avec l'inconscient (1905)
C’est un peu long pour une citation, c’est vrai, mais je n’ai pas su comment couper ce texte sans le rendre obscure. Mais j’ai confiance en mes lecteurs : ils avent lire.
L’alcool rend-il crétin ?
Freud ne prend pas la peine de poser cette question. La seule qui vaille c’est : pourquoi l’alcool rend-il crétin ?
Première observation de Freud : l’alcool rend supportable la crétinerie des autres - et donc forcément la sienne propre. L’alcool ne rend pas vraiment crétin puisque que nous le sommes déjà : il lève l’inhibition qui empêchait d’exprimer notre crétinerie.
Deuxième observation : l’alcool - et avec lui toute circonstance stimulant l’humeur enjouée - rend l’esprit inutile. Etre crétin, c’est rire de grosses bidasseries, et pour ça il faut vraiment se lâcher. Mais pour se lâcher, il faut d’abord emprisonner notre esprit c’est à dire l’intelligence.
Et en effet, que se passe-t-il quand vous êtes sobre ? Vous êtes raisonnable, pondéré, prévisible pour les autres également sobres ? Oui, mais surtout, vous êtes « exigeant sur la qualité de l’esprit ». Et ça, ça veut dire que vous allez censurer les manifestations qui donnent du plaisir, surtout le plaisir de l’absurde.
Je laisserai de côté la question de l’humour absurde - le non-sens des anglo-saxons - pour me contenter de la généralité : l’intelligence - ou la finesse d’esprit dont j’admettrai que c’est la même chose - n’est pas là pour nous faire rire. Pire même : elle est l’empêcheuse de jouir, le trouble-fête, le rabat-joie. Pour rire, il faut donc d’abord la mettre hors circuit, et pour cela il faut picoler. Pas de fête sans la picole, parce que pas de joie sans ivresse.
Deux questions :
- D’abord faut-il s’en remettre à l’alcool pour jouir du plaisir de l’humeur enjouée ? Pas nécessairement : voir les Confessions d’un mangeur d’opium de Thomas Quincey (1), où on découvre que le prolétariat londonien prenait du laudanum (= opium) le samedi soir comme plus tard les ouvriers français allaient boire leur paye au bistrot.
- Ensuite et surtout : ne peut-on réconcilier intelligence et plaisir ? La thèse développée par Freud dans Le mot d'esprit et ses rapports avec l'inconscient c’est que oui, c’est possible à condition que ce plaisir soit sadique. L’intelligence qui fait rire, le fait toujours aux dépends de quelqu’un; pour qu’un mot d’esprit soit drôle il faut être trois : celui qui fait le mot d’esprit, celui qui ne l’a pas compris, et celui qui se moque de lui.
Allez : c’est samedi. Amusez-vous quand même…
(1) Baudelaire en a rendu compte dans les Paradis artificiels
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