La moitié de ma vie a mis l'autre au tombeau, / Et m'oblige à venger, après ce coup funeste, / Celle que je n'ai plus sur celle qui me reste.
Pierre Corneille – Le Cid
Petite énigme philosophique : dans ces vers de Corneille, qui dit je ?
Qui donc se sent obligé de poursuivre le conflit après même qu’il se soit terminé par le triomphe de l’un des deux camps ?
Parce qu’enfin, la situation devrait être la suivante : je suis un amoureux fou de passion (1). Mais je suis aussi lié par un devoir de piété filiale. Les deux se livrent un combat sans merci et le second l’emporte. Plus d’amour, plus de passion ! Je suis en totalité le fils vertueux qui venge l’honneur de son père. Et basta !
Mais non… Hélas, voilà un sujet qui dit je, et qui réapparaît au terme de l’affrontement, et qui réclame réparation pour les souffrances endurées. Qui est donc ce sujet, puisqu’il n’est pas l’amoureux qui vient d’être occis ? Ce sujet, c’est moi, c’est ce je dont l’auteur nous dit qu’il est acharné à se venger. D’où vient-il ?
On pourrait – on devrait – développer ici une analyse du sujet chez Corneille, mais je ne me sens pas trop capable de le faire, surtout en si peu de place.
Par contre j’observerai plus simplement, que Corneille relève quelque chose dont nous avons bien l’habitude : c’est que les conflits dont nous sommes le terrain ne se terminent jamais. Que les renoncements aux quels nous acquiesçons ne sont jamais complets, quand bien même ils seraient sincères. On veut « le beurre et l’argent du beurre », ou plutôt Chimène et l’honneur (2).
Au fond, si nous ne savons pas exactement qui dit je, c’est parce qu’il y a en nous plusieurs je. Il y a au moins le je de la raison-raisonnable, et le je de la passion-dévorante.
En réalité nous avons sans doute une conscience englobante, mais elle ne fait jamais la synthèse de ses états. Elle en occulte un quand elle accorde la parole à l’autre, un peu comme celui qui louche ne voit que d’un œil pour ne pas avoir la vision dédoublée : son cerveau masque l’image indésirable.
On ne fait jamais la balance.
(1) On se rappelle que nous prenons le Cid comme exemple. J’y pense : j’ai oublié de dire que Corneille, c’est pas le chanteur.
(2) Bien sûr, Rodrigue aura finalement les deux. Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais j’ai toujours ressenti ce happy end comme un peu truqué…
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