Tuesday, March 01, 2011

Citation du 2 mars2011


Rien ne vient donc sur terre, n’apparaît aux yeux des hommes s’il n’a d’abord été imaginé par un poète.
Apollinaire – Lettre à Lou, 18 janvier 1915 (Voir texte en annexe)
Voilà un principe qui tombe comme le couperet : la poésie est l’origine du monde, et elle n’a pas changé de nature depuis que les grecs utilisaient pour la désigner le verbe qui signifie d’abord : « créer » (voir l’annexe).
J’ai écrit ailleurs – justement à propos d’Apollinaire – qu’il ne faut surtout pas faire l’exégèse de sa poésie. Mais voilà : ici, c’est lui-même qui la fait. C’est qu’il s’adresse à Lou, qui est un peu espiègle et qui le « chine » ; alors il va prendre le temps de lui expliquer ce que c’est que la « poésie ».
La poésie est ce qui amène sur terre tout ce qui y existe – et il traduit pour Lou : c’est ce qui fait apparaitre tout cela aux yeux des hommes.
Ça veut dire que le poète n’est pas Dieu – et qu’il n’est pas non plus magicien. Mais il est celui qui découpe dans la masse amorphe du réel des ilots, des lieux, des objets, qui les oriente sous un angle nouveau, qui les éclaire de la bonne lumière – bref qui les rend visibles pour le commun des mortels. Mais il y a des poètes (ce sont les plus précieux) qui font plus ; ils ouvrent une porte et ils s’effacent pour nous laisser passer, nous rendant poètes à notre tour.
Et l’amour ? Qu’est-ce qu’il vient là-dedans faire ?
Les lettres à Lou le montrent page après page : pour créer, le poète a besoin d’un excitant et l’amour est l’un de ces excitant – moins toxique que l’absinthe ou que la cocaïne.
Comprenons bien : l’amour de Lou est bien sûr pour Apollinaire (comme dit notre poète) « bandatoire ». Mais la véritable excitation, celle qui l’affecte en tant que poète et non en tant que mâle, est d’ordre spirituelle ; c’est elle qui lui ouvre les yeux sur un monde différent et en même temps familier.
Nous ne saurons sans doute jamais qui était vraiment Lou ; mais nous savons au moins à quoi ressemblait le monde quand son poète pensait à elle.
Peut-être n’était-elle tout compte fait qu’une femme de papier.
Mais ce n’est déjà pas si mal.
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Annexe –
« Maintenant, je te prie de ne plus me chiner sur le métier de poète. Je sais bien que c’est gentiment mais c’est une habitude que tu prendrais facilement. D’abord être poète ne prouve pas que l’on ne puisse faire autre chose. Beaucoup de poètes ont été autre chose et fort bien — (je t’écris à la cantine — excuse ce papier, Lou chéri —). D’autre part, le métier de poète n’est pas inutile, ni fou, ni frivole. Les poètes sont les créateurs, (poète vient du grec et signifie en effet créateur et poésie signifie création) — Rien ne vient donc sur terre, n’apparaît aux yeux des hommes s’il n’a d’abord été imaginé par un poète. L’amour même, c’est la poésie naturelle de la vie, l’instinct naturel qui nous pousse à créer de la vie, à reproduire. Je te dis cela pour te montrer que je n’exerce pas le métier de poète simplement pour avoir l’air de faire quelque chose et de ne rien faire en réalité. Je sais que ceux qui se livrent au travail de la poésie font quelque chose d’essentiel, de primordial, de nécessaire avant toute chose, quelque chose enfin de divin. Je parle de ceux qui, péniblement, amoureusement, génialement, peu à peu peuvent exprimer une chose nouvelle et meurent dans l’amour qui les inspirait. »

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