Thursday, July 23, 2015

Citation du 24 juillet 2015

"Le docteur Cottard ne savait jamais d'une façon certaine de quel ton il devait répondre à quelqu'un, si son interlocuteur voulait rire ou était sérieux. Et à tout hasard il ajoutait à toutes ses expressions de physionomie l'offre d'un sourire conditionnel et provisoire dont la finesse expectante le disculperait du reproche de naïveté, si le propos qu'on lui avait tenu se trouvait avoir été facétieux." (C'est moi qui souligne)
Proust – Du côté de chez Swann

Je répète, afin qu’on prenne le temps de lire correctement ce membre de phrase : « un sourire conditionnel et provisoire dont la finesse expectante le disculperait du reproche de naïveté, si le propos qu'on lui avait tenu se trouvait avoir été facétieux ».
Les linguistes ont l’habitude d’expliquer que l’on peut dire tout ce que l’on veut dans n’importe quelle langue, mais que les différences entre celles-ci viennent du nombre de mots nécessaires pour le faire.
La preuve : voyez combien de périphrases vous allez devoir utiliser pour dire la même chose que Proust dans un langage moins soutenu. Tiens, rien que l’adjectif « expectant » : combien de mots pour dire l’attitude à la fois en attente de ce qui va suivre tout en insinuant  en même temps l’existence d’un sous entendu ?
Mais cela, c’est vrai de toute littérature un peu relevée. Chez Proust, il y a plus : voyez donc cette phrase dont on ne sait pas si elle va se terminer un jour, si après la virgule – n’importe la quelle – la période  ne va pas se poursuivre indéfiniment ? Si elle ne va pas s’ouvrir d’une parenthèse dont on cherchera en vain dans le bas de la page la fermeture – rejetée plus loin, beaucoup plus loin ?
D’ailleurs, je viens d’employer le terme « période » mais je ne sais même pas si c’est le mot qui convient. J’ai l’impression que les phrases de Proust sont des labyrinthe ou des gouffres sans fond : on peut y entrer, on n’est jamais sûr d’en sortir (1). Alors que la  période par sa structure, par son rythme, nous conduit vers une fin qu’on imagine en apothéose, la phrase proustienne  ne porte pas la promesse de finir un jour.
Chez Proust, les phrases sont interminables dans leur texture même.
-------------------------------

(1) Sables mouvants à la Hugo – Voir ici.

No comments: