"Le docteur Cottard ne savait jamais d'une façon certaine de
quel ton il devait répondre à quelqu'un, si son interlocuteur voulait rire ou
était sérieux. Et à tout hasard il ajoutait à toutes ses expressions de
physionomie l'offre d'un sourire
conditionnel et provisoire dont la finesse expectante le disculperait du
reproche de naïveté, si le propos qu'on lui avait tenu se trouvait avoir été
facétieux." (C'est moi qui souligne)
Proust
– Du côté de chez Swann
Je répète, afin qu’on prenne le temps de lire correctement
ce membre de phrase : « un
sourire conditionnel et provisoire dont la finesse expectante le disculperait
du reproche de naïveté, si le propos qu'on lui avait tenu se trouvait avoir été
facétieux ».
Les linguistes ont l’habitude d’expliquer que l’on peut dire
tout ce que l’on veut dans n’importe quelle langue, mais que les différences
entre celles-ci viennent du nombre de mots nécessaires pour le faire.
La preuve : voyez combien de périphrases vous allez
devoir utiliser pour dire la même chose que Proust dans un langage moins
soutenu. Tiens, rien que l’adjectif « expectant » :
combien de mots pour dire l’attitude à la fois en attente de ce qui va suivre tout
en insinuant en même temps l’existence d’un
sous entendu ?
Mais cela, c’est vrai de toute littérature un peu relevée. Chez
Proust, il y a plus : voyez donc cette phrase dont on ne sait pas si elle
va se terminer un jour, si après la virgule – n’importe la quelle – la
période ne va pas se poursuivre indéfiniment ? Si elle ne va pas s’ouvrir
d’une parenthèse dont on cherchera en vain dans le bas de la page la fermeture
– rejetée plus loin, beaucoup plus loin ?
D’ailleurs, je viens d’employer le terme « période » mais je ne sais même pas si
c’est le mot qui convient. J’ai l’impression que les phrases de Proust sont des
labyrinthe ou des gouffres sans fond : on peut y entrer, on n’est jamais
sûr d’en sortir (1). Alors que la
période par sa structure, par son rythme, nous conduit vers une fin
qu’on imagine en apothéose, la phrase proustienne ne porte pas la promesse de finir un jour.
Chez Proust, les phrases sont interminables dans leur
texture même.
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(1) Sables mouvants à la Hugo – Voir ici.
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