Friday, September 30, 2011

Citation du 1er octobre 2011

Elle balance beaucoup apparemment Hélène !

Brice Hortefeux (1)

« Elle balance »… Quel vocabulaire ! Parle-t-on le langage des voyous à des honnêtes gens simplement pour être compris, ou bien est-ce plutôt parce qu’on n’en connait pas d’autres ?

Oui, c’est ça n’est-ce pas ? Il est bien loin le temps où la République, celle de Pompidou, était gouvernée par un agrégé de lettres classiques. Aujourd’hui on ne parle plus qu’avec des mots ramassé dans le caniveau.

Dans quel siècle vivons-nous ! O tempora ! O mores…

--> Admettons.

Reste pourtant que : l’argot français est une langue qui a aussi sa richesse dont peuvent se servir ceux qui ont la volonté d’exprimer au mieux leur pensée.

Brice Hortefeux, récent 1er flic de France, s’adressant à un ami qui a lui-même maille à partir avec les policiers veut parler de sa femme qui renseigne la police, qui fait ce que l’on appelle l’indicateur. Pour désigner l’indicateur, il suffit de consulter un dictionnaire pour vérifier tout de suite qu’il avait l’embarras du choix : « indic', balance, bavette, bourrique, cafard, cafteur, casserole, donneur, fileur, mouche, mouton, raille, taupe, baveux, tonton, cousin... » (Source Wikipédia).

Admettons que notre homme ait voulu parler vite et clair, en utilisant le mot le plus courant dans ce registre. Le problème avec les mots, c’est qu’ils s’usent très vite, et qu’ils deviennent comme le disait Mallarmé, des pièces de monnaie usées qu’on glisse silencieusement dans notre main (2) : il faut les renouveler, en inventer de nouveaux, voire même revenir à des formes désuètes, comme avec l’argot de nos banlieues qui a réactivé des termes archaïques, comme mytho ou gruger.

Donc il aurait pu dire : Hélène, c’est une grosse mouche.

Voilà.

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(1) Dans une conversation téléphonique du 14 septembre, M. Hortefeux (ex-ministre de l’intérieur) avait indiqué à M. Gaubert (ami du Président, et suspecté dans une affaire de financement politique occulte) que sa femme, Hélène de Yougoslavie, interrogée quatre jours auparavant par le juge Renaud van Ruymbeke, "balance beaucoup".

(2)Mallarmé use de la métaphore de la pièce de monnaie usée pour désigner le langage :

« Narrer, enseigner, même décrire, cela va et encore qu'à chacun suffirait peut-être pour échanger la pensée humaine, de prendre ou de mettre dans la main d'autrui en silence une pièce de monnaie… » Stéphane Mallarmé : « Crise de vers », Divagations.

Thursday, September 29, 2011

Citation du 30 septembre 2011



A l'origine Adam et Eve étaient aussi heureux qu'il est possible de l'être quand on n'a ni travail à faire, ni impôt sur le revenu, ni avocat, ni médecin, ni enfant, ni chien.

W.C. Fields

Si ne pas être taxé est la preuve que l’on est revenu au paradis terrestre, alors n’allez pas à Jersey, là où j’ai capté cette image dans la vitrine d’un antiquaire…

Pourtant… Jersey : dites-moi, c’est bien un paradis fiscal ? Concluons donc que Jersey est devenu un paradis fiscal, mais qu’il ne l’a pas toujours été : car non seulement il y a eu des chiens, mais en plus, il y a eu des taxes sur les chiens ! Abominable ! (1)

C’est l’occasion de réfléchir à cette définition du paradis, dont on voit dans la citation de Fields qu’elle est strictement négative. Car être au paradis, ce n’est pas simplement ne pas être taxé, mais aussi n’avoir ni travail, ni avocat, ni médecin, ni enfant, ni chien.

Le paradis, c’est donc être comme nous serions si seulement nous restions seuls et tranquilles, libres d’être comme notre nature nous invite à être.

Quoique… J’ai dit « seul », ce qui est une erreur : Fields réunit quand même Adam et Eve. Un homme et une femme, une femme et un homme : voilà le paradis. La cellule humaine de base est dans le paradis. Seulement, il ne faudrait pas qu’ils fassent des enfants. Et puis qu’ensuite ils ne se mêlent pas non plus de se trouver des amis pour faire une société. Car avec la société tout le reste déferle, les avocats, les médecins, les percepteurs… et les chiens.

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(1) Le Permis pour chien photographié ici date de 1945. On observera aussi que l’arrêté en question est rédigé en français, qui était la langue officielle de l’époque, et non en anglais comme il le serait aujourd’hui.

Wednesday, September 28, 2011

Citation du 29 septembre 2011

J'aime encore mieux l'enfer que le néant. L'enfer c'est la vie qui dure.

Georges Duhamel – Chroniques des Pasquier

Plutôt souffrir que mourir, / C'est la devise des hommes.

La Fontaine - La Mort et le Bûcheron

Terrible amour de la vie ! Préférer une éternité d’atroces souffrances et de désespoir sans fond au néant qui éteint toute existence…

On pourrait considérer que ce choix est totalement fictif, parce que nous n’y pouvons bien sûr rien. Mais en réalité il est l’occasion d’énoncer une évaluation en formulant un vœu : que la vie ne s’arrête jamais, même si elle était l’enfer sur terre, une somme de souffrances épouvantables, comme elle le devient dans certaines maladies. Telle était déjà le souhait du pauvre bûcheron de La Fontaine, et nous nous étions exprimé là-dessus il y a déjà bien des ans (voir ici).

Mais Duhamel renouvelle un peu le sujet : ce qu’il fuit, c’est le néant, entendu que si la vie s’arrête, alors c’est lui qui nous attend.

Laissons de côté la question de savoir si on imagine quelque chose quand on parle du néant. Remarquons plutôt que cette horreur qu’il nous inspire est d’ordre culturel, puisqu’elle est absente de certaines religions. Ainsi dans le bouddhisme, la « contemplation de la vacuité » donne lieu à des exercices de méditations particulièrement élaborés.

On me dira que la vacuité (sunyata voir ici) est moins le néant qu’une certaine forme de non-être – reste que certains courants du bouddhisme font de la déconstruction et du vide un moment essentiel pour se libérer des erreurs et des illusions de la vie.

De surcroit, dans la spiritualité orientale la mort reste marquée d’un coefficient positif, en tant qu’elle est une libération, justement parce qu’elle est l’anéantissement de l’âme individuelle : celle-là même que Georges Duhamel voudrait sauver, fut-ce au prix d’abominables souffrances.

L’amour de la vie est – dans ce cas – l’amour de soi-même.

Tuesday, September 27, 2011

Citation du 28 septembre 2011

Les lois et les censures compromettent la liberté de pensée bien moins que ne le fait la peur. Toute divergence d'opinion devient suspecte et seuls quelques très rares esprits ne se forcent pas à penser et juger «comme il faut ».

André Gide Journal 1939-1949 Souvenirs, 28 octobre 1944

De la censure à l’autocensure II

Comment peut-on se forcer à penser et juger «comme il faut » ? Grâce à l’autocensure.

L’autocensure est comme chacun le sait un processus de rétention de la communication de nos pensées. Et c’est donc, comme le souligne Gide l’existence même de la pensée qui se trouve menacée.

Il n’est pas pire censure que l’autocensure. Parce que, si la pensée censurée est une pensée en quelque sorte emprisonnée derrière la barrière de notre front, la pensée auto-censurée finit par déserter notre conscience, remplacée donc par la pensée «comme il faut ». L’autocensure détruit ce qui est censuré, et pire : elle institue la bonne conscience. On se révolte contre les complaisances dont les occupants allemands ont bénéficié de la part de la population française ; mais pouvait-il en être autrement, alors que tout ce que l’on disait, entendait, était soumis à ce filtre ? On finit par croire ce que l’on dit ou ce que l’on entend, même si on sait qu’au bout du compte rien n’est avéré.

Kant établit ce point dans son article « Qu’est-ce que les lumières ? », montrant que la faculté de penser implique la liberté de communiquer. Nous ne pensons pas seuls, ou plutôt, notre pensée ne peut naître en nous que si elle entre dans un processus d’échange et de libre critique. On peut apprendre à penser et à juger, mais on ne le peut pas tout seul. Qu’il faille des maîtres pour y arriver signifie seulement que nous apprenons à penser comme on apprend à marcher. Soutenu par autrui d’abord, seul ensuite.

Kant pense aussi que les philosophes ont un rôle à jouer dans ce processus ; mais seulement dans sa première phase, car ensuite, c’est à chacun de penser par lui-même, ce qui signifie aussi qu’on ait le courage d’en affronter les conséquences. Sapere aude dit Kant ; et si cela se traduisait par : arrêtez de vous autocensurer ?

Monday, September 26, 2011

Citation du 27 septembre 2011

L'inconscient est ce chapitre de mon histoire qui est marqué par un blanc ou occupé par un mensonge: c'est le chapitre censuré.

Jacques Lacan – Ecrits (1966)

De la censure à l’autocensure I

Quand on arrive à un âge respectable (ou qu’on considère comme respectable), il arrive qu’on se retourne sur son passé, et qu’on se dise qu’il faudrait bien conserver une trace de ces souvenirs qui hantent encore notre mémoire avant qu’ils ne disparaissent ou qu’on fasse, comme notre cher Jacques Chirac, une crise d’amnésie (1).

Mais en réalité, ce ne sont pas nos souvenirs qui sont intéressants : ce sont nos oublis.

Les oublis sont importants dans la mesure où ils ne sont pas l’effacement progressif – on dirait : par usure – du contenu de la mémoire, mais plutôt la conséquence d’un barrage, d’un refus de se souvenir. L’oubli n’est pas dû alors à la fatigue de la mémoire, mais est l’effet d’un refoulement.

Ce qui est important ici, ce sont les raisons pour lesquelles il nous a fallu refouler le souvenir, les motifs qui ont rendu ces souvenirs cuisants, blessures intolérables : c’est là que se révèle une part importante de notre « nature », ou plutôt de ce qui est devenu notre nature, autrement dit ce qui a structuré notre personnalité.

Bon – Donc l’apport de la psychanalyse est de nous expliquer que ces souvenirs sont encore en nous, qu’ils sont simplement et momentanément inaccessibles ; et aussi de nous dire comment y avoir accès. Mais surtout, elle doit nous expliquer, pour commencer, comment savoir qu’il y a eu oubli. Car on se dit que si on a oublié, ou également a oublié que l’on a oublié. Evidemment.

Donc la méthode pour retrouver les passages censurés de notre passé, c’est effectivement de remonter dans nos souvenirs, comme pour les raconter, mais dans le but d’y dépister les mensonges et les lacunes. Entre tel épisode et tel autre épisode de ma vie, pourtant connexes, il y a une lacune ; je ne sais plus ce que j’ai fait, ce que j’ai dit, ce qui m’est arrivé. Là est la censure.

Idem pour les mensonges, à condition de se rappeler que ce sont des mensonges à soi-même (2) : je crois dur comme fer avoir dit cela, avoir fait cela, etc. et des témoins me détrompent. C’est là qu’il se passe quelque chose : ce souvenir est falsifié parce qu’il me révèle quelque chose d’intolérable.

Si vous tenez à écrire sur votre passé, écrivez donc non pas vos mémoires, mais vos oublis.

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(1) Les médias s’obstinent à parler d’anosognosie. Le mot est beau, mais je ne suis pas sûr qu’il soit très éclairant (à tout hasard, voir ici)

(2) Ce que Sartre appelait la mauvaise foi.