Sunday, January 31, 2016

Citation du 1er février 2016

Il n’y a pas de livres, il n’y a que des lectures.
Eric-Emmanuel Schmitt
Dans Le Plaisir du texte, en 1973, Proust est présenté́ comme l’œuvre même de plaisir, celle qu’on relit sans jamais y sauter les mêmes passages.
Antoine Compagnon – Proust et moi (1)

- Il n’y a pas de livres, il n’y a que des lectures.
C’est un peu facile de répondre : - Oui, mais s’il n’y avait pas de livres, il n’y aurait pas de lectures du tout ! En fait l’idée est claire : la lecture consiste en certaines opérations et réactions au contact du texte, qui lui donnent du sens en qui impliquant le lecteur au premier degré, en tant qu’il déchiffre ce texte dans le contexte d’une culture également partagée.
Mais ce n’est pas tout : sans les dispositions personnelles du lecteurs, sans son intelligence, sa sensibilité, il n’y aurait pas d’interprétation fine, donc pas de lecture – d’ailleurs on sait ce qu’il en est des traductions automatiques qui sont souvent bien surprenantes. D’un lecteur à l’autre pour autant qu’on puisse le vérifier, les lectures sont différentes, elles se complètent certes, elles ne se recouvrent jamais exactement, d’où l’intérêt des échanges entre lecteurs.
Bon. – Mais que dire des lectures successives du même livre par le même lecteur ? Selon le moment, l’humeur, l’âge (cas du livre d’enfance relu devenu adulte), on peut découvrir des aspects nouveaux ignorés auparavant, ou alors perdre des impressions dont on gardait pourtant le souvenir : il y a autant de livres dans un livre qu’il peut soutenir de lectures différentes du même lecteur.
- Ajoutons maintenant la thèse développées par Barthes dans Le Plaisir du texte : le lecteur qui se donne du plaisir en lisant est un lecteur primesautier ; pour prolonger sa jouissance il met bout à bout les passages du texte qui l’excitent en sautant les pages qui ne lui en donnent pas. On songe bien sûr à la lecture de livres licencieux pratiquée par des adolescents onanistes ; mais pas seulement et croire cela serait tomber dans le piège tendu par notre facétieux sémiologue ! Tout lecteur pour autant qu’il se passionne pour sa lecture en fait autant.
Or, et voici l’essentiel : il est des livres si riches de sens et de beautés qu’on ne peut en jouir en une seule fois. Il faut repartir plusieurs fois à leur découverte, et caracolant,  de pages en pages, sautant pardessus certaines (déjà lue) pour en retrouver plus vite d’autres (laissées de côté auparavant), faisant ainsi des rapprochements inaperçus, réarrangeant les couleurs et la poésie, nous voici lisant pour ainsi dire un nouveau livre.
La recherche du temps perdu doit faire si j’ai bonne mémoire environ 2500 pages qu’on peut lire, selon notre disposition poétique, plusieurs fois. Voilà un investissement qu’on n’aura pas à regretter !
La suite à demain, si vous le voulez bien !
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(1) Pour des raison inconnue je ne retrouve plus mon exemplaire de ce livre : j’en suis réduit à le citer d’après cet article. Mais c’est aussi l’occasion de découvrir cette analyse de l’œuvre de Barthes. C’est tout bénéfice !

Saturday, January 30, 2016

Citation du 31 janvier 2016

Il ne peut y avoir aucune explication qui vaille. Car expliquer, c'est déjà vouloir un peu excuser.
Manuel Valls, lors de l’hommage aux victimes de l’Hyper Cacher le 9 janvier 2016

« Expliquer, c’est vouloir un peu excuser » : appréciez la modération ! Mais enfin, l’idée est claire : rechercher les causes d’un acte mauvais, ce serait en excuser l’auteur dans la mesure où on trouverait des causes extérieures à sa volonté qui le déchargeraient de sa responsabilité.
Exemples ?
- Voilà donc un pédophile « un peu innocenté », parce qu’étant petit, il a été violé par son père (ou son grand frère) : « Regardez mon client, monsieur le juge. Imaginez cet enfant, humilié et violé ; comment voulez-vous qu’il se comporte normalement  devenu adulte ? »
Un autre exemple ?
- L’avocat du djihadiste : « Imaginez, mesdames et messieurs les jurés, l’exclusion, les vexations dont a été victime l’accusé ; cet homme dont on a fait un paria simplement parce qu’il était arabe, a qui on a refusé tout avenir, comprenez pourquoi il a pris une kalach’ et a tiré dans le tas. Oui, mesdames et messieurs les jurés : pensez à tout cela et vous comprendrez que c’est notre société qui est responsable. »
Inacceptable : à l’origine de tout acte humain, il y a la liberté d’un homme qui a voulu ce qu’il a fait. Dans notre droit, tout homme dès lors qu’il a atteint la majorité, est considéré comme libre et responsable de ses actes. Il y a deux exceptions : les esclaves (qui n’existent plus) et les déments. (1) 
Admettons un instant que ces criminels qui ont massacré des innocents à Paris l’aient fait sous l’emprise d’un délire entretenu par des imams fanatiques. Les voici exonérés de la sanction judiciaire pour les crimes qu’ils ont commis. Ce faisant, suivons-nous Jésus crucifié  criant « Père, pardonne-leur parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils font. » ? Pas vraiment, car  on ne les excuse pas pour autant : ils sont simplement considérés comme ayant été en dehors de l’humanité le temps de leur action ; ce ne sont plus des « sujets de droit »; on ne leur ferait pas plus de procès qu’on n’en ferait aujourd’hui au cochon qui a dévoré le bébé tombé au sol.
… Je devine un certain agacement chez mes lecteurs : « Pas d’accord, cher philosophe ! En admettant même que le djihadiste soit lui aussi privé de discernement – comme envouté par les émirs auto-proclamés de Daech – par contre, lorsqu’il n’était qu’un aspirant djihadiste il y a bien eu un moment où il a choisi les valeurs criminelles qui étaient liées à sa radicalisation. Il ne peut s’en excuser : devenir égorgeur, c’était dans le package, et il l’a choisi. »
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(1) L'article 122-1 du code pénal énonce : « N'est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d'un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes. »

Friday, January 29, 2016

Citation du 30 janvier 2016

C’est le paradoxe suprême de la pensée que de vouloir découvrir quelque chose qu’elle-même ne puisse penser
Kierkegaard


Ci-dessus : « Mise au point de la pilule qui rend la lecture de Kierkegaard compréhensible du premier coup »
Plonk et Replonk – Voir ici

Cette carte humoristique paraît d’abord inspirée par le nom  épouvantablement compliqué de Kierkegaard (ah ! ce double « a » ! et encore on laisse de côté le prénom : Søren avec le « o » barré) – mais on aurait tort : après tout, en danois le nom Kierkegaard signifie « ferme de l’église », pas plus compliqué de Dupont, qui devait habiter près d’un pont.
La difficulté de lire Kierkegaard viendrait-elle de son style ou de la complexité de sa pensée ? Pas plus, même si ces gros livres sont parfois assommants (1).
Non : selon Kierkegaard le principal objet de la pensée – et donc des livres où elle se déploie – est de se confronter à l’impensé c’est à dire essentiellement à l’impensable.
Au sens trivial, l’impensable peut en effet être quelque chose qu’on imagine mais qu’on refuse de prendre pour objet de réflexion : c’est quelque chose d’improbable, qui ne saurait exister ou qui ne le devrait pas. Mais bien sûr, on a ici affaire à autre chose : la transcendance qui ne peut se mettre en mots qui sont toujours liés à des concepts, c’est à dire à des significations générales.

On a ainsi un lien qui s’établit entre l’illisible et l’indicible. Et c’est toute la difficulté de la philosophie (mais pas seulement d’elle) que de savoir de quelle nature est l’illisible. Il se peut que le texte soit-il difficile à lire parce que la phrase épouse trop étroitement la complexité de la pensée. Bien sûr, il se peut que l’illisible ne soit qu’une ruse pour faire croire à la profondeur de la pensée : « Il ont troublé leur eau pour la rendre plus profonde » disait Nietzsche de certains métaphysiciens. Mais enfin, si des générations entières de philosophes se sont échinées à comprendre ce que voulaient dire leurs congénères on veut croire que ce n’est pas pour rien. Pourquoi tant d’efforts si ce n’est pour saisir une pensée de la transcendance ?
Oui, mais nous, simples lecteurs, saurons-nous vaincre la difficulté ? On sait que Kant avait un ami qui lui reprochait la difficulté lire  ses textes : « Quand je lis, disait-il, je mets un doigt sur le sujet un autre sur le verbe, un troisième sur le complément. Mais avec toi, je n’ai jamais assez de doigts pour aller jusqu’au bout de tes phrases ! » Oui, pour ce monsieur, la découverte de la pilule facilitant la lecture serait une bénédiction. Mais pour celui qui recherche le contact avec le transcendant, alors une telle facilitation serait trompeuse, elle donnerait directement sur le contre-sens.
Reste que l’expression de l’impensable ne peut se faire que grâce à une sorte de théologie négative : faute de pouvoir dire ce qui est pensé, on peut dire ce qu’il n’est pas.
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(1) Un conseil : si vous voulez lire Kierkegaard, commencez par ses sermons : beaucoup plus simples. Il ne s’agissait quand même pas d’endormir les fidèles pendant le culte !

Thursday, January 28, 2016

Citation du 29 janvier 2016

Celui qui combat peut perdre, mais celui qui ne combat pas a déjà perdu.
Bertolt Brecht
- Ceux qui ne combattent pas ont déjà perdu face à ceux qui les combattent.
- Et alors ? Qu’importe, si la défaite ne s’accompagne pas de souffrances ? Après tout la lutte en est peut-être la source  principale?
Telle était l’attitude de beaucoup de français en 1938, lorsque Daladier revenait de Munich  après avoir signé les accords qui abandonnaient la Tchécoslovaquie à Hitler : « Je m'attendais à recevoir des tomates et j'ai reçu des fleurs » dira Daladier (Art Wiki).
Depuis, on a blâmé l’aveuglement des français, mais peut-être n’étaient-ils pas si aveugles que ça ? Certains d’entre eux savaient le risque qu’ils prenaient de se mettre sous la botte nazie – Et alors ? disaient-ils : en mettant de côté ceux qui pensaient que seul Hiller saurait protéger l’Europe des bolcheviks, et les intellectuels qui estimaient que l’Allemagne était un pays de trop haute civilisation pour être redouté de la France éternelle, il est sans doute resté des gens pour espérer de la défaite un traitement plus doux que la lutte armée (c’est d’ailleurs là-dessus que Pétain a joué). On sait qu’ils se trompaient, mais cette attitude a duré : qu’on se rappelle la formule des jeunes de Berlin dans les années 60 : Plutôt rouge que mort ! (1).

Oui, voilà une bien étrange idée : faire l’éloge de la défaite – ou plutôt du non-combat (2). Mais, dans une époque qui glorifie les adeptes du « lâcher prise » (3), ce n’est pas si bizarre que ça. Je crois qu’on doit cette attitude à ceux qui, comme les stoïciens, refusent de lutter contre les forces qu’ils ne dominent pas, car selon eux lutter contre ce qui va de toute façon nous écraser n’est pas une attitude héroïque. Refuser la lutte n’est pas une preuve de lâcheté, mais plutôt de sagesse, car toutes ces forces – y compris celles qui nous écrasent –  trouvent leur origine dans un ordre naturel.
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(1) En inversant la formule de Goebbels Lieber tot als rot (Plutôt mort que rouge) pour pousser les berlinois à se battre jusqu’à la mort contre l’armée rouge en 1945
(2) A ne pas confondre bien entendu avec le pacifisme de Gandhi, qui est une posture de lutte.
(3) Lâcher prise :

Locution nominale – État de concentration impersonnel. « Certaines personnes ont besoin de toujours tout contrôler. Ils n’acceptent pas leurs limites et perçoivent le lâcher prise comme une véritable faiblesse. Lâcher prise ne veut pas dire renoncer. Au contraire, cela signifie progresser, se libérer de poids inutiles et parfois même changer notre façon de percevoir les choses. » - Melissa Pekel, « Quand le lâcher prise … » Art Wiktionary