Thursday, August 31, 2006

Citation du 1er septembre 2006

Créer, c'est se souvenir.

Victor Hugo

Si créer c’est produire ce qui n’a jamais été, ce qui n’a donc pas de modèle, alors cette phrase n’a pas de sens. Et certes, lorsque le Seigneur-Dieu créa la monde, et même lorsqu’il prononça son célèbre « Fiat lux », on ne peut sans blasphème croire qu’il avait un souvenir en tête.

Mais tout cela ne tient pas compte de la réalité et du travail du créateur - qu’il s’agisse du poète ou du romancier pour rester dans le registre de la citation de Victor Hugo.

L’erreur ici est de croire que se souvenir c’est seulement reproduire. Lorsque vous vous souvenez c’est toujours dans une situation précise et présente. La mémoire est une force active qui est un produit du présent (Bergson) : on ne se rappelle que lorsque le contexte nous y invite. Le souvenir est donc un compromis entre le passé et le présent.

Supposez le romancier (Hugo ou qui vous voudrez) qui invente son histoire et qui crée des personnages. Si tout n’était qu’invention au sens où rien de tout cela n’aurait jamais eu d’attaches avec la réalité, ce roman serait un objet si singulier que personne n’y comprendrait rien. C’est du reste le cas pour certains poèmes. Le romancier met en scène des évènements déjà connus - et pas seulement de lui - en inventant l’histoire nouvelle dans la quelle tout cela va renaître.

Bof…C’est bien banal de dire tout ça. Certes. Mais je crois que cette citation contient aussi un message pour…les vieux ! La vieillesse, en admettant qu’elle soit accumulation de souvenirs, aurait en effet cet avantage de proposer, pour celui qui veut créer, un stock de souvenirs important à recycler.

Voilà donc l’intérêt de cette phrase du vieux Victor : il offre une chance pour les vieux. Ils n’ont plus dans nos sociétés le statut, si respectable dans d’autres civilisations, de sages dépositaires d’un savoir ancestral parce que, chez nous, nos jeunes n’ont plus besoin. Hé bien, qu’ils nous écrivent des romans.

D’ailleurs, je vais m’y mettre.

Wednesday, August 30, 2006

Citation du 31 août 2006

La loterie plaît, parce qu'elle tire l'inégalité de l'égalité; l'assurance déplait parce qu'elle fait justement le contraire.

Alain - Propos, 16 juillet 1912

Donc selon Alain, l’égalité, nous ne l’aimons pas tant que ça : nous jouons à la loterie (et autres trucs à gratter) parce que nous espérons bien gagner ce que le voisin aura perdu. Si l’assurance est une charge dont nous aimerions faire l’économie, c’est parce qu’au mieux on peut espérer se retrouver comme notre voisin (avoir un toit sur notre maison au cas où la tempête l’aurait emporté) ; identique donc égal.

En cette période de rentrée scolaire, cette remarque a son importance. Que demandons-nous à l’école ? Qu’elle instaure (ou : restaure) l’égalité des chances. Oui, vous avez bien lu : c’est exactement comme la loterie. Il s’agit non pas de mettre tout le monde définitivement à égalité, mais seulement de faire que chacun aborde avec les mêmes armes la compétition sociale (= chances). L’inégalité est donc parfaitement compatible avec une société démocratique comme la nôtre, à condition qu’elle résulte des différences liées à la nature des individus : comme si le perdant dans le jeu social disait : « je sais que si j’ai perdu, c’est parce que j’ai mal joué ; je sais que si vous avez gagné vous n’avez pas triché. ». Je dirai même qu’à chaque fois que vous construisez une bibliothèque, une école, une faculté, vous ne faites que contribuer à ce jeu : vous donnez à ceux qui peuvent - ou qui veulent - en profiter. Les autres, ils n’auront rien, parce qu’ils n’entrent pas dans le cadre.

Seulement voilà, tout le monde ne l’entend pas de cette oreille. Il y en a pour dire : ce n’est pas juste que certains soient dans l’opulence alors que d’autres n’ont même pas de quoi se loger : aucun individu ne peut porter la responsabilité d’une telle déchéance. Lorsqu’un SDF meurt de froid dans la rue en hiver, on ne peut pas se contenter de dire qu’il en est responsable, qu’il a gâché ses chances, qu’il n’a pas bien travaillé à l’école et qu’il n’a sûrement pas fait tous les stages que l’ANPE n’a manqué de lui proposer.

Pas d’accord ? Va te plaindre à l’Abbé Pierre.

Tuesday, August 29, 2006

Citation du 30 août 2006

… quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps [politique] : ce qui ne signifie autre chose sinon qu’on le forcera d’être libre.

Rousseau - Du contrat social livre I, chapitre 7

Voilà une phrase qui a fait couler beaucoup d’encre. Comment peut-on forcer quelqu’un à être libre ? Ne s’agit-il pas d’un paradoxe absolu, Rousseau ne se moque-t-il pas de ses lecteurs ? Et si ce n’est pas le cas, ne doit-on pas trouver ici la preuve de son amour de l’Absolutisme d’Etat, dont Robespierre devait se souvenir, obligeant ainsi beaucoup de citoyens à être libres…pendant la Terreur ?

Je laisserai de côté l’analyse de la rationalité de la liberté, qui suppose que les fins étant communes à tous, l’action de chacun doit être soumise à des lois universelles. Il me semble plus intéressant de souligner la singulière conception de la liberté que propose Rousseau : pour lui la liberté n’est qu’un moyen, au service de la loi de nature qui nous impose de préserver notre existence. La liberté se définit alors comme l’autonomie, c’est à dire la capacité de chacun à décider pour lui-même de ce qui lui convient en vue de sa survie. Je suis libre lorsque je fais mon propre bien, dit-il dans l’Emile ; je ne suis pas libre de faire mon propre mal. Si je décide de faire mon propre malheur, ce n’est pas un acte de ma liberté, parce que cela va contre ma nature.

Dès lors on peut donc sans difficulté forcer quelqu’un à être libre : il suffit pour cela de connaître son intérêt mieux que lui-même. Selon Rousseau, ceci ne peut arriver que dans deux cas bien précis : dans l’enfance (autorité légale du père) ; et lorsqu’on est soumis à la passion qui nous empêche de faire ce qui est bon pour nous. On dira alors que la volonté particulière l’emporte sur la volonté générale.

Un exemple : je peux estimer de mon intérêt (donc = conforme à un choix de ma liberté) que mes enfants aillent à l’école ; et pourtant je peux désirer frauder le fisc pour ne pas payer l’impôt qui financera leur instituteur. Et c’est là que le persécuteur percepteur m’obligera à être libre.

Monday, August 28, 2006

Citation du 29 août 2006

L'histoire des peuples dans l'histoire, c'est l'histoire de leur lutte contre l'État.

Pierre Clastres - La société contre l'Etat

Comprenez que Clastres ne parle pas de l’humanité en général et depuis son origine, mais seulement de cette phase de l’humanité où les sociétés se sont dotées d’un Etat, c’est à dire d’un pouvoir séparé des hommes sur les quels il s’exerce.

Mais voilà : alors que l’Etat domine les sociétés humaines depuis des milliers d’années, ceux-ci luttent également contre lui. D’un côté, l’efficacité de l’Etat pour diriger et administrer le social ; de l’autre la rébellion instinctive et inefficace contre lui.

C’est le moment peut-être de rappeler ce que dit La Boétie (1) : ce qui étonne, c’est que les hommes se battent pour leur servitude. Autrement dit, la lutte contre l’Etat aurait depuis longtemps remporté la victoire s’il n’y avait pas en même temps le désir d’être soumis à son autorité. Vous en connaissez beaucoup des anarchistes ? Des vrais je veux dire, de ceux qui sont des rebelles, et non des anars simplement déclaratifs.

Il ne sert à rien de protester à chaque décision du pouvoir, comme si la Démocratie était bafouée. Regardez les sondages concernant les intentions de votes pour les prochaines présidentielles. Dites-moi un peu si les mieux placés pour l’emporter sont des adeptes d’une réduction de l’autorité de l’Etat.

Conclusion : La liberté et les droits de l’homme, c’est vraiment le cadet de nos soucis. Rousseau dit quelque part (dans les Lettres écrites de la montagne je crois) que les hommes ne considèrent leur liberté comme atteinte que lorsqu’on s’en prend à leur bourse. Et il ajoute (je cite de mémoire) : « c’est ce qu’un pouvoir avisé fait en dernier ». Donc, quand on vous annonce une baisse de vos impôts, demandez-vous ce qu’on vous a repris en même temps.

(1) Mais oui, rappelez-vous : Montaigne, « parce que c’était lui, parce que c’était moi»… Vous y êtes ? Non ? Qu’est-ce que vous avez fichu en classe ? Si vous aviez écouté le prof au lieu de draguer la voisine, vous auriez l’air moins bête aujourd’hui..

Sunday, August 27, 2006

Citation du 28 août 2006

Sans la liberté de blâmer il n’est pas d’éloge flatteur.
Beaumarchais
- Dis donc, Bernard, qu’est-ce que tu penses de Kévin ? Tu ne trouves pas qu’il a fait des progrès ce trimestre ?
- Chez toi, peut-être, mais en mathématiques je peux te dire qu’il est toujours aussi nul.
- Moi je trouve qu’en français il a fait un effort. Par exemple il avait à faire un texte d’imitation. Hé bien il s’est vraiment appliqué, et son texte se tenait. Il est vrai qu’il avait choisi d’imiter une chanson de Joe Starr… Je l’ai quand même félicité.
- Bof… La semaine passée, on avait fait une série d’exercice en TD. J’ai donné la fois suivante en interro écrite les mêmes exercices. Il a eu 2/20… En classe il n’écoute même pas.
- C’est peut-être parce qu’il est persuadé de ne pas pouvoir y arriver. Tu devrais l’encourager, en lui mettant une meilleure note, une fois, pour voir si ensuite s’il ne va pas s’appliquer d’avantage. Ou alors, tiens : simplement le féliciter pour ses efforts ; dire que tu reconnais qu’il s’est donné un peu plus de mal que d’habitude. Même si ce n’est pas tout à fait mérité, ça peut lui donner envie de s’impliquer d’avantage. Et ça, tu sais que c’est primordial.
- Pas d’accord ! Nous devons la vérité à nos élèves. Si nous les surévaluons alors ils vont croire que c’est arrivé, et c’est là qu’ils ne ficheront plus rien. Au contraire, moi j’ai la réputation de leur remonter les bretelles quand ça ne va pas. Ils sont habitués.
Moi, quand je ne dis rien, c’est que ça va

Saturday, August 26, 2006

Citation du 27 août 2006

Vanité des vanités, tout est vanité... Car avec beaucoup de sagesse on a beaucoup de chagrin, et celui qui augmente sa science augmente sa douleur.

Ecclésiaste - 1- 2 ;18

Vanitas vanitatis…C’est sur ces paroles que s’ouvre l’Ecclésiaste, qui condamne - entre autre - la prétention de la science à apporter le bonheur : ce n’est qu’une vanité de plus. Pire même, puisqu’elle mène à la douleur, parce que l’espoir de réaliser notre bonheur s’accroissant avec notre puissance, le dépit de l’échec n’en est que plus cuisant.

Tentons de voir notre monde à travers les lunettes du Sage (qu’on a cru longtemps être Salomon).

- Pensez donc à tout ce que notre civilisation a fait depuis (au moins) la Renaissance : vanité.

- Pensez aussi à Descartes et à sa devise « devenir comme maître et possesseur de la nature » : vanité.

- Pensez à la prétention de connaître l’Univers et d’en faire l’exploration : vanité.

- Pensez à notre vision actuelle de la nature où tout ce qui y arrive de bon est selon nous l’effet de notre science et tout ce qui y arrive de mauvais n’est que l’effet de notre imprévoyance : vanité.

- Voyez comment dans votre vie même, vous êtes jugé responsable : rien n’est donné, rien n’est garanti ; il vous faut tout inventer, tout assumer, parce que « vous êtes condamné à être libre » : vanité.

L’Ecclésiaste contient une leçon adressée à tous ceux qui prétendent changer le cours des choses, voire même simplement gouverner leur vie : c’est cette prétention qui est vanité. Que faut-il faire alors ? D’abord ceci : Jouis de la vie avec la femme que tu aimes (9:9). Et puis après cela : Crains Dieu et observe ses commandements (12:15).

C’est donc le renoncement à la vanité qui assure le bonheur et le salut. Remarquez alors que c’est la contre réforme qui a opposé le bonheur au salut : il faut souffrir dans cette vallée de larmes pour que nous puissions mériter notre part de Paradis. L’Ecclésiaste, malgré les apparences, est un texte optimiste.

Amen

Friday, August 25, 2006

Citation du 26 août 2006

La seule école libre est l'école buissonnière.

José Artur

Salut les p’tits loups ! Ça va aujourd’hui ? Dites donc, c’est bientôt la rentrée ! Hein ? Vous êtes déjà rentrés ? Ah, oui ! C’est la semaine de quatre jours… C’est bien ça… Vous vous en fichez ? Bien sûr, vous pensez qu’ils auraient mieux fait d’inventer la semaine de quatre heures… Mais alors qu’est-ce que vous faites à l’école ? Vous y allez pour montrer vos couvertures de classeur et vos nouveaux T-shirts ? Et pour faire écouter vos sonneries de portables ; j’oubliais qu’il y a ça aussi.

Moi je croyais que l’école c’était fait pour apprendre l’histoire, la géographie, pour devenir capable de se débrouiller tout seul dans la vie, pour pouvoir trouver un métier, pour apprendre à comprendre, pour apprendre à vivre, quoi.

Quoi, qu’est-ce qu’il y a Kévin ? Tu n’aimes pas l’école parce que c’est une vraie prison, que les instits sont des matons, et que les grands te rackettent. Rappelle-toi Kévin ce que disait Victor Hugo : « Quand vous ouvrez une école, vous fermez une prison » : ça tu connais on dirait. Tu l’as lu sur Internet (1) ? C’est mieux que rien…

Qu’est-ce que tu marmonnes Kévin ? « Quoi d'étonnant si la prison ressemble aux usines, aux écoles, aux casernes, aux hôpitaux, qui tous ressemblent aux prisons ? » C’est toi Kévin qui vient de dire ça ? Qui est-ce qui t’as mis ça en tête ? Hein ? C’est Michel Foucault ? Il aurait mieux fait de rester dans sa télé celui-là !

(1) Message du 17 mai 2006

Thursday, August 24, 2006

Citation du 25 août 2006

Qu'une guerre soit réellement une juste guerre, nul, je pense, ne saurait l'affirmer avant la paix. Ce sont les paix justes qui font les guerres justes.
Georges Bernanos -Les Enfants humiliés (1940)
Qu’est-ce qui peut justifier la guerre ? Bernanos répond : « la paix » et on voudrait croire qu’il n’y a surtout pas d’autres justifications de la guerre. La paix étant la négation de la guerre, alors la guerre juste n’est que la guerre à la guerre, la violence contre la violence. Même les casques bleus ont été Prix Nobel de la Paix. C.Q.F.D.
Nous allons donc vers une Paix perpétuelle, fin définitive de la guerre ? Hélas ! Que nenni !
Si cela était, on n’aurait pas besoin de trouver d’autres justifications de la Guerre ; or celles-ci foisonnent. Passons sur la conception Grecque : à savoir que la guerre est un processus naturel ( = relation normale entre les Cités) et à ce titre est « juste » puisqu’elle est conforme à la nature des hommes et à la volonté des Dieux (qui ne se privent pas de participer - par exemple - à la Guerre de Troie). Même si en secret on croit fermement qu’il y a des peuples de Guerriers, on n’en parle plus aujourd’hui.
Mais on estime aussi la guerre se justifie par la nécessité de se défendre contre une agression armée. C’est cette dernière justification qui est la plus courante : vous aurez remarqué que le Ministère de la Guerre n’existe plus depuis longtemps et qu’il a été transformé en Ministère de la défense depuis 1974. Alors, certes, il suffirait que personne ne soit agressif (plus d’Etats-voyous !) pour que règne la paix, et on retrouverait la première justification : la guerre sert à exterminer tous les méchants, et quant il n’y aura plus de méchants, il n’y aura plus de guerre. Toutefois, si vous admettez qu’il est légitime de se défendre les armes à la main, alors la question n’est pas de savoir s’il faut accepter ou non de faire la guerre, mais seulement dans quelles circonstances et en respectant quelles règles : vous passez donc à une autre justification.
Le 7 décembre 1941 les Japonais détruisaient une partie de la flotte U.S. dans le port de Pearl Harbour avant qu’aucune déclaration de guerre ne soit parvenue à Washington. Donc, l’attaque japonaise était une traîtrise injustifiable. Donc elle aurait été justifiée au cas où les règles du droit international avaient été respectées.
Ce qui était le cas les 6 et 9 août 1945 à Hiroshima et à Nagasaki. Voilà des gens civilisés.

Wednesday, August 23, 2006

Citation du 24 août 2006

Il faut imaginer Robinson pervers ; la seule robinsonnade est la perversion même.

Gilles Deleuze - Logique du sens (Appendice IV - M. Tournier et le monde sans autrui)

Robinson pervers ? Qu’est-ce qu’il pouvait avoir comme perversion cet homme, seul sur son île ? Supposez que Robinson soit un voyeur ; quel voyeurisme sur une île déserte ?

Deleuze s’en prend ici à une conception erronée de la perversion. Selon celle-ci, la perversion serait « une certaine offense » faite à autrui, et donc elle ne saurait exister sans la présence de l’autre. En réalité dit Deleuze, c’est exactement l’inverse : c’est parce que la « structure-autrui » n’existe pas que le pervers considère le corps de l’autre comme un instrument dont il peut user pour sa jouissance. Ce qui veut dire que pour nous qui ne sommes pas pervers - du moins je le suppose - autrui est une évidence qui s’impose à nous : cet être vivant, là devant moi, c’est une autre conscience : j’en ai l’intuition avant même d’y avoir réfléchi ; et c’est cela - entre autre - que Deleuze appelle la « structure-autrui ». Mais pour le pervers, il en va autrement : autrui c’est une chose parmi les autres, pas plus qu’un animal dénué de conscience ; d’où « le monde sans autrui ».

D’où aussi la référence à Robinson, et à la description qu’en fait Tournier dans son roman (1). Car ce qui est décrit ici, c’est l’effet de l’absence des autres hommes : ce qui est aboutissement accidentel dans la fiction est structure de la personnalité dans la réalité du pervers. Le pervers, c’est un homme pour qui les autres hommes n’ont pas d’existence réelle, pas plus que n'en ont pour Robinson les arbres et les rochers de Sperenza. Et si la perversion se définit comme le mal fait à autrui, ce n’est que secondairement, à titre de conséquence et non à titre d’intention première. Le pervers viole une femme exactement comme le paysan égorge le cochon : ils n’ont tous les deux affaire qu’à des bestiaux. Si cette thèse est exacte, alors il ne sert à rien de castrer le violeur : ce n’est pas cela qui lui fera considérer les femmes comme des êtres humains.

Oui, mais alors que peut-on en faire ? L’envoyer sur une île déserte ?

(1) Pour mémoire il s’agit de Vendredi ou les limbes du Pacifique - Folio

Tuesday, August 22, 2006

Citation du 23 août 2006

Voyager, c'est demander d'un coup à la distance ce que le temps ne pourrait nous donner que peu à peu.

Paul Morand - Eloge du repos

Parcourir l’espace, c’est accélérer le temps. Ne croyez pas que le génie d’Einstein soit nécessaire pour comprendre ça ; vous le savez déjà, surtout si vous pensez que les voyages forment la jeunesse. L’expérience apportée par une saison à traverser le monde, est identique à l’expérience d’une vie, saisie alors qu’on reste assis sur le seuil de sa porte. Et donc, au lieu d’attendre que le monde vienne à nous, allons vers lui.

Laissons de côté ceux qui ne voyagent que pour retrouver systématiquement toujours les mêmes paysages, les mêmes plages, les mêmes piscines d’hôtels. Que cherchons-nous dans les voyages ? Au retour des vacances, beaucoup répondront : « le dépaysement ». Pourquoi pas ? Mais on voit bien que le dépaysement n’est que la rupture du quotidien, rupture appelée à se refermer ensuite sans laisser de traces. D’ailleurs voyagerions nous si nous étions sûrs de revenir différent ? J’en connais qui répondraient « non ».

Mais surtout, je crains que cette thèse ne fasse la part trop belle à l’information, glanée au cours du voyage et oublie le moment de la compréhension. Car suffit-il de voir pour comprendre ? « Le microscope étourdit l’ignorant » disait Alain, soulignant ainsi que la connaissance ne se crée pas par l’information, mais qu’elle ne fait que s’enrichir par elle. D’ailleurs, c’est tout le problème de la vulgarisation : on peut vous dire « e=mc2 », et même développer un peu la formule. Vous n’y comprendrez toujours rien.

Que disent les philosophes ? Qu’il y a bien des voyages philosophiques, oui ; mais ils prennent du temps.

« Je hais les voyages et les explorateurs" dit C. Lévi-Strauss ; quant à Socrate, on sait qu’il n’a jamais quitté Athènes. Et que le voyage de Platon en Sicile n’a pas été une réussite.

Monday, August 21, 2006

Citation du 22 août 2006

Le principe démocratique a contribué à l'affaissement de la civilisation en empêchant le développement de l'élite.

Alexis Carrel - L'homme, cet inconnu

« Alexis Carrel […] engagé dans une convergence manifeste avec le fascisme mussolinien et le nazisme, reste extrêmement controversé. ». Voilà ce qu’on lit encore aujourd’hui sur le site consulté : la retenue de ce commentaire illustre l’extraordinaire mansuétude dont a bénéficié Alexis Carrel, honoré jusqu’à une époque récente malgré la teneur fasciste de ses propos. A croire qu’il était sanctifié par son oeuvre scientifique ; à moins de croire qu’il reflétait un fascisme à la française ?

Selon Carrel, le darwinisme social (version Galton) est une évidence ; il illustre à merveille une critique de la démocratie dont on oublie qu’elle figure encore dans un certain libéralisme : qu’on les aide ou pas, les médiocres sont responsables de leur médiocrité, qu’elle soit économique, sociale, intellectuelle, etc.. Que dit en effet Carrel ?

1 - La société n’est pas responsable de l’existence des médiocres et vouloir lutter contre celle-ci est absolument inutile.

2 - Il importe de tester les aptitudes des individus pour discerner ceux qui portent ces « tares héréditaires » de ceux qui ne sont exempt.

a - Aider les pauvres c’est non seulement perdre son temps, mais aussi soustraire aux mieux doués l’aide dont ils pourraient vraiment tirer bénéfice.

b - Pour Carrel, les classes sociales sont d’origines biologiques : l’eugénisme des pauvres, tel que pratiqué par tous les pays européens et nord-américains encore au XXème siècle s’explique alors. Car les tares sont héréditaires et elles peuvent faire « tâche d’huile ».

On n’en est plus là me direz-vous. Oui, et heureusement. Mais la tendance à considérer par exemple que l’échec scolaire et ce qui suit de difficultés économiques, sociales, etc.. comme ne relevant pas d’un déterminisme social mais d’une responsabilité des individus, elle est bien ancrée.

On croit toujours que tous les hommes n’ont pas tous la même valeur ; simplement on considère que ce n’est pas la nature - ni la société - qui en est responsable, mais eux-mêmes.

Donc, ils en sont en plus coupables !

Sunday, August 20, 2006

Citation du 21 août 2006

L'homme est un apprenti, la douleur est son maître.

Musset

Qu’est-ce que la douleur nous apprend ?

L’enfant tend le doigt vers la flamme. « Attention, tu vas te brûler » mais lui il ne sait pas ce que ça veut dire ; il touche. Maintenant il sait ce que ça veut dire : il ne recommencera plus. Vous n’avez plus qu’à tabasser vos mouflets à chaque fois qu’ils feront une bêtise, et si vous tapez assez fort, alors ils apprendront et deviendront des hommes. Voilà, vous êtes content avec ça ?

Moi, quand j’entends ça, je sors mon Kant. Que dit-il ? Il dit que l’humanité a évolué au cours de son histoire toujours dans le même sens, mais sous l’effet alternatif de deux impulsions différentes : d’une part pour fuir la douleur ; d’autre part grâce à son intelligence et à la connaissance de la situation. Le premier cas est celui de la barbarie et de ténèbres de la préhistoire ; le second est celui des lumières de la raison, et pour le dire en termes plus technique de « l’Aufklärung » (1). Bref, il n’est pas digne de l’homme d’apprendre comme les bêtes en fuyant sous les coups.

Mais voilà, ce n’est pas du tout ça que voulait dire Musset… Car il écrit : « L'homme est un apprenti, la douleur est son maître, Et nul ne se connaît tant qu'il n'a pas souffert. » Voilà, ne râlez pas, mais c’est vrai, j’avais tronqué la citation : je recommencerai plus, c’est juré. Reste que c’est toujours problématique : c’est donc dans l’épreuve et dans la souffrance qu’on se découvre. On découvre quoi au fait ? Le pathos romantique me laisse à peu près indifférent : l’idée que les pleurs sont l’exaltation et la quintessence de l’âme relève d’un posture fort peu sincère selon moi. En revanche je crois plutôt que c’est en se heurtant à ses limites qu’on les découvre et donc que c’est dans l’échec qu’on peut se connaître. D’où l’utilité des désirs fous, des désirs irréalisables qu’on s’efforce malgré tout de réaliser, parce que renoncer à un désir, ce n’est pas dans notre nature.

Et revoilà Kant : « nous n'apprenons à connaître nos forces que dès lors que nous les essayons. Cette illusion inhérente aux vains souhaits est donc seulement la conséquence d'une bienfaisante disposition de notre nature » (2) : décidément, Kant, vous n’y échapperez pas aujourd’hui !

(1) http://fr.wikipedia.org/wiki/Si%C3%A8cle_des_lumi%C3%A8res

(2) Kant - Critique de la faculté de juger – Introduction, III, note

Saturday, August 19, 2006

Citation du 20 août 2006

Tout est signe pour celui qui sait voir.
Le Coran
Qu’est-ce qu’un signe ? Les Chouans avaient choisi comme signe de ralliement nocturne le cri de la chouette qu’ils imitaient à la perfection (d’où leur nom de Chouans), parce que, pour les ennemis qui ne connaissaient pas le code (= ceux qui « ne savent pas voir ») ce son n'était pas un signe de ralliement, mais simplement le cri de l’oiseau nocturne. Il faut donc une intention extérieure pour qu’une donnée soit destituée de sa réalité concrète et reliée à cette autre chose qu’elle signifie.
Ainsi, Dieu - Allah, Yavéh, ou ... - ne s’est pas contenté de révéler la religion qui permet aux hommes de faire leur salut. Mais il a de surcroît déposé dans la nature des éléments que nous pouvons rattacher à Sa volonté pour en comprendre le sens : les anciens croyaient que le tonnerre était le signe de la colère de Dieu. A coté de la connaissance des Textes saints, il y a l’interprétation du monde : le profane n’est donc jamais totalement coupé du sacré, au fond de chaque chose il y a quelque chose de surnaturel, la nature et la surnature ne font qu’un.
Vous y croyez, vous, que tout est signe ? Et si vous n’y croyez pas vous désolez-vous de ne pas « savoir voir » ? En tout cas nous vivons dans un monde d’où les signes sont absents, du moins les signes d’une volonté surnaturelle. Deux masses d’air différentes se rencontrent : et voilà l’orage. L’éclair et le tonnerre, s’ils doivent être interprétés, ne nous donnent plus de message des Dieux. Les Dieux, ils sont loin de nous, ils nous ont laissé un monde « désenchanté » (1), où certes notre puissance d’action peut se développer sans réserve, mais où tout ce qui nous arrive relève des lois de la nature et non d’une volonté qu’on pourrait décrypter.
Seulement, voilà : on ne s’y résigne pas. Pascal a laissé une prière où il demande à Dieu la grâce de l’éclairer sur le bon usage des maladies ; de même, moi, si j’attrape un cancer, je vais quand même me demander qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça. Mais le médecin me dira : « Mon cher monsieur, vous avez une maladie qui résulte de la conformation de vos gènes, et de l’influence du milieu. Inutile de chercher ailleurs. Il n’y a pas de signe à interpréter, pas d’intention à retrouver. »
Accepter ça, c’est donc être devenu adulte ?
(1) Cf. Max Weber

Friday, August 18, 2006

Citation du 19 août 2006

Ne demande pas pour qui sonne le glas : il sonne pour toi

John Donne

Chacun fait tout pour nier que le glas « sonne pour toi ». Et pourtant, si la force vitale qui nous habite nous détourne de la contemplation des morts, c’est que dans chaque mort c’est la nôtre qui s’annonce. Je n’ai pas de sermon à faire. Je proposerai trois réflexions.

- Pour nous, la mort c’est d’abord la mort de l’autre, la seule dont nous ayons une expérience ; cette évidence, c’est celle du cadavre qu’on contemple avec incrédulité : il y avait « quelqu’un » ; il n’y a plus « personne ». Banal. Heidegger explique que la mort est impensable, parce que nous ne pouvons penser notre propre finitude. Mais ça, c’est la vie, ce n’est pas la mort. Je veux dire, que notre vie soit limitée, que notre conscience ne puisse s’arracher au temps et à l’espace où elle s’éprouve : certes. Mais lorsque « sonne le glas », il ne s’agit plus de cela : il s’agit du néant. Aucune valeur ne nous protège de l’anéantissement, nous en avons la preuve à tous les niveaux, qu’il s’agisse des individus, des peuples, des civilisations.

- Plus essentielle peut-être est cette présence de moi-même dans l’autre qui s’éprouve dans l’expérience de la mort d’autrui ; au lieu de dire qu’un peu de soi part avec le défunt, même si c’est vrai, ce qu’on constate ici, c’est que je me vois mort en présence du mort. Et pas seulement si c’est un mort de ma famille ou de mes amis ; n’importe quel mort, aussi anonyme que vous voudrez. On dit qu’un cheval fait un écart quand il passe à proximité d’un cheval mort : Rousseau en tirait la preuve que la pitié est un sentiment naturel. Le glas sonne aussi pour tous les vivants.

- Mais quand même… si la mort des autres est bien le signe de l’inévitabilité de notre propre mort, tout est fait pourtant pour qu’on puisse imaginer qu’elle n’est pas irréversible, ou bien alors qu’elle est un passage vers autre chose. Les pyramides sont là pour que le Pharaon puisse continuer à vivre malgré « sa mort », comme avant ; le premier empereur de Chine s’est fait construire un si formidable tombeau, qu’aujourd’hui encore on hésite à l’ouvrir ; à présent, certains se font congeler post mortem dans l’espoir d’être ressuscité par un médecin du futur…

Thursday, August 17, 2006

Citation du 18 août 2006

- Heureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est à eux. (Sermon sur la montagne)

Matthieu 5.3

« Pauvres en esprit » et non pauvres en réalité. Il s’agirait donc d’un état d’esprit. Certains groupes de pensée cathos vont jusqu’à dire qu’il s’agit pour Jésus de nous confronter à notre finitude : la pauvreté n’est que l’insuffisance de notre nature face à l’infini divin, et non une réalité économique. Je pourrais être riche à million et être tout de même pauvre en esprit parce que ma modestie, ma charité seraient celles d’un pauvre authentique, c’est à dire de celui qui a reconnu que la véritable richesse est la grâce accordée par Dieu à l’infime créature que je suis.

… Reste que Luc dit sans détour (rapportant le même sermon de Jésus) : « Heureux vous les pauvres : le royaume de Dieu est à vous » (Luc, 6.20-21). Vous avez bien lu : « vous les pauvres », et de même il enchaîne avec : « vous qui avez faimvous qui pleurezvous qui êtes haï… ». Ainsi tout le Sermon sur la montagne a une tonalité consolatrice : ceux qui souffrent effectivement ici bas seront récompensés par Dieu dans l’au-delà.

Matthieu ou Luc ? Je vote Luc : Jésus proclame que les pauvres, les vrais pauvres ont bien de la chance : que ceux qui n'ont pas cette chance prennent modèle sur eux (c'est à dire : qu'ils soient au moins pauvres en esprit...). Ils apprécieront, les pauvres, et je pourrais me laisser aller à écrire des choses bien faciles là-dessus : vous savez que ce n’est pas mon genre.

Mais je constate quelque chose de troublant : l’Eglise s’adresse principalement aux pauvres, et son discours se présente comme un discours de consolation. Donc : d’abord il lui faut des pauvres ; les classes moyennes ne lui conviennent pas (sauf quand un moyen-bourgeois en vient à mourir, mais ça, c’est une autre affaire). En suite, il ne lui faut pas des pauvres revendicateurs, des pauvres révoltés (1). Il lui faut des pauvres qui acceptent humblement leur condition et qui subissent la méchanceté des riches sans même se plaindre, parce qu’ils savent qu’ils font leur paradis dans cette vallée de larmes. Bref : l’Eglise a besoin de pauvres. Sans les pauvres elle s’étiole, son message tombe à plat ; elle n’a plus que les moribonds pour l’écouter. Terrible constatation.

D’ailleurs, que s’est-il passé avec la théologie de la libération ? (2)

(1) Sur la révolte, voir le Message du 16 août

(2) Pour mémoire, la théologie de la libération reprenait le concept marxiste de lutte des classes.

Wednesday, August 16, 2006

Citation du 17 août 2006

Ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort.

(Friedrich Nietzsche)

Après avoir fait l’éloge de la lâcheté, je vais me racheter avec Nietzsche, l’apôtre de la vie dangereuse (1). La comparaison avec la capitalisme est ici fort utile. Marx dit dans le Capital (livre 1), que la différence entre le capitaliste (l’homme aux écus) et le thésauriseur est que le premier fait courir à son argent le risque de l’investissement, alors que le second le préserve de tout risque en l’ensevelissant dans son coffre. Ainsi, la vie serait comme l’argent, elle aurait besoin de prendre des risques pour s’augmenter.

Mais, la pensée de Nietzsche va sans doute plus loin. Il y a pour lui une secrète affinité entre les forces mortifères et la vie. Non pas que la vie et la mort s’alimentent à la même source ; mais plutôt parce que nous considérons comme contraire à la vie tout ce qui, en la renforçant, la met toutefois en péril. Associez à ça l’idée de la haine de la vie, sournoisement installée dans la morale et la religion par tous ceux dont la faiblesse interdit d’en jouir pleinement ; et vous aurez l’une des sources de l’opposition entre morale des maîtres et morale des esclaves.

Reste à associer la citation donnée ici et cette généralité. Le contenu roboratif de cette pensée résulte de l’association de ces deux morales dans le même individu : le maître est celui qui a dompté en lui l’esclave. L’homme fort est celui qui a imposé silence aux tremblements dont il est affligé devant les dangers. Il faut courir le danger de mourir, si ce danger une fois surmonté nous sommes assez fort pour en rire.

Vous avez des enfants ? Mettez-les chez les Scouts d’Europe : s’ils ne se noient pas dans la manœuvre de voiliers sans skipper, au moins ils en reviendront plus courageux.

(1) Je reconnais avoir hier pris quelques libertés avec la pensée de Laborit : son objectif est de préserver non pas la vie mais la liberté ; reste que l’un ne va pas sans l’autre.

Tuesday, August 15, 2006

Citation du 16 août 2006

Se révolter, c'est courir à sa perte, car la révolte, si elle se réalise en groupe, retrouve aussitôt une échelle hiérarchique de soumission à l'intérieur du groupe, la révolte seule, aboutit rapidement à la soumission du révolté... Il ne reste plus que la fuite."

Henri Laborit - Éloge de la fuite

Courage, fuyons… La stratégie de l’affrontement ainsi disqualifiée, Laborit ferait-il l’apologie de la lâcheté ? Car même si vous trouvez un mot un peu plus présentable pour nommer cette attitude, le fait de laisser le champ libre à l’agresseur reste une attitude d’abandon et de capitulation. Quant à ceux qui appelleront la non-violence de Gandhi à la rescousse (1) je dirai qu’elle relève de la révolte (=résistance) que Laborit refuse ; de plus elle est périlleuse, et la thèse est que justement c’est la vie qui est la valeur suprême ici.

C’est la difficulté du pacifisme, et j’en donnerai trois exemples :

- Garcin, le « héros » que Sartre met en scène dans Huis clos : est-il un pacifiste qui fuit sa patrie en guerre pour témoigner de la nécessité de la lutte pacifique, ou bien un déserteur, fuyant lâchement son devoir et qui a mérité son sort : 12 balles dans la peau ?

- C’est aussi le thème de la chanson de Brassens (2) : «Mourrons pour des idées, d'accord, mais de mort lente ».

- Et, pour ceux qui se rappellent la Guerre froide, et le slogan pacifiste des jeunes allemands de l’ouest : « Plutôt rouge que mort ! ».

Bref : mieux vaut être un lâche vivant qu’un courageux héros mort. « La vie, dit Brassens, est notre seul luxe » ; rien ne peut justifier de la sacrifier.

Supposons que cette attitude soit généralisée à l’espèce ; selon la loi darwinienne de la lutte pour la vie, n’auront survécu que les lâches qui ont su protéger leur existence et qui ont de ce fait pu se reproduire ; les braves, quand à eux, périssent au champ d’honneur avant d'avoir pu assurer leur descendance. Nous sommes donc, vous et moi, des fils et des filles de fuyards…

Peut-on condamner la fuite si la nature elle-même la choisit pour propager l’espèce ?

(1) Avez-vous constaté comme moi que personne n’en parle plus aujourd’hui ; pourquoi donc ? Ce ne sont pourtant pas les conflits qui manquent.

(2) Mourir pour des idées : à retrouver par exemple à http://www.paroles.net/chansons/18810.htm

Monday, August 14, 2006

Citation du 15 août 2006

Pour vivre centenaire, il faudrait abandonner toutes les choses qui donnent envie de vivre centenaire.

Woody Allen

Qu’est-ce qui peut donner envie de vivre centenaire ?

Est-ce que ça serait de pouvoir connaître vos arrières petits-enfants, comme les patriarches de la Bible. C’est ça qui vous branche ? Moyen-moyen ?

Ou alors de pouvoir mener à son terme une œuvre gigantesque, quelque chose comme le Mahabharata (250000 vers, quinze fois l’Iliade) ? Pas d’avantage ?

Mais alors seriez-vous comme ces jouisseurs qui vous disent d’une voix pâteuse : « Pour moi, la vie c’est les 3 B : bouffer, boire, baiser ». C’est ça, hein ? Z’avez pas honte ? En tout cas c’est à vous qu’est dédiée cette citation.

De fait, Woody Allen nous pose deux questions différentes : l’une – directe – sur la gestion des plaisirs ; l’autre – indirecte – sur le sens de la vie. Cette seconde question quoique fondamentale va bien au-delà des ambitions de ce blog. En revanche on pourrait essayer de préciser les sacrifices qu’on serait prêt à accepter pour vivre plus longtemps.

Par exemple: aujourd’hui, on considère que la différence de longévité des femmes par rapport à celle des hommes, tient – outre leur retenue dans les jouissances de la vie – aux hormones féminines qui non seulement les protègent de la calvitie mais surtout les met à l’abri – relatif – des accidents cardio-vasculaires. Donc, vous, monsieur, qui êtes hypertendus, avec risque d’infarctus à tous les étages, supposez que votre médecin vous dise : « Voilà, monsieur, pour vous diminuer de façon significative un risque de crise cardiaque, je vous propose un traitement hormonal qui aura pour effet secondaire de vous féminiser. Vous allez avoir une voix qui partira dans les aigus, votre barbe va tomber, et vous allez avoir des seins qui vont pousser. Bien entendu votre sexualité va devenir aléatoire. »

Supposez un instant que ce traitement soit efficace et que vous soyez en effet un sujet à très fort risque : que faites vous ?

N’hésitez pas à exprimer votre sentiment en réponse à ce Post.

Sunday, August 13, 2006

Citation du 14 août 2006

Toute décision est un drame qui consiste dans le sacrifice d'un désir sur l'autel d'un autre désir.

Claparède

Spinoza : « Omnis determinatio est negatio »… : voir la Citation du 22 mai 2006 : j’espère que ça vous dit encore quelque chose ! (1).

Claparède complète ce principe en indiquant d’où provient la détermination. On retrouve un peu la thèse de Locke : la volonté est un exécutant au service d’une force qui la mobilise, en amont, et cette force n’est autre que celle du désir, sous toutes ses formes et à tous les degrés. Ce qui s’évacue alors, c’est le moment du choix. Se déterminer, ce n’est pas choisir ; c’est se conformer à une tendance qui nous est propre. Si nous croyons au choix (et donc au libre arbitre) c’est parce que certaines de ces forces qui sont antagonistes se combattent, et que l’issue de ce combat dépend de certains facteurs que nous pouvons activer au moment opportun.

Exemple : vous voulez vous arrêter de fumer. Bien. Mais pourquoi le voulez vous ? Si vous fumez, c’est pour le plaisir (ou pour éviter un déplaisir, nous n’en discuterons pas pour le moment) ; alors pourquoi renoncer à ce plaisir ? Parce que vous y trouvez votre compte, et donc que votre renoncement n’est que le sacrifice d'un désir sur l'autel d'un autre désir. Ne plus fumer, c’est retrouver votre pureté, ou montrer la puissance de votre volonté, ou conserver l’amour de votre ami(e) anti-tabac, ou être un bon père-ou-mère par rapport à votre chérubin joufflu que vous ne voulez pas intoxiquer… Bref tout ça, c’est du désir.

Ça veut dire deux choses :

- d’abord si vous faites cet acte « héroïque », ce n’est pas par devoir, mais par recherche d’un plus grand plaisir (oui, même si vous vous arrêtez parce que vous avez la trouille du cancer : le plaisir n’est autre que la cessation de cette souffrance-là).

- ensuite, la volonté est une fonction dont on peut se passer : si vous réussissez à vous arrêter, inutile d’évoquer la puissance de celle-ci, mais parlez plutôt de la force du désir. C’est très exactement ce que les psychologues nomment la motivation.

(1) Attention : il y aura bientôt une interro surprise.

**********************

Commentaire de Luc Dussart:

effectivement l'articulation volonté/désir est essentielle dans l'arrêt du tabac. Et encore plus que ce qui est dit là. La volonté NUIT à l'arrêt du tabac, et c'est le piège commun. Avec la volonté on TIENT quelque temps, alors que la bonne attitude est de LÂCHER...
Et s'il y a de bonnes raisons (rationnelles) pour cesser le tabagisme (santé, argent, proches, etc.), elles sont inopérantes comme l'a bien montré Bateson (Vers une écologie de l'esprit).
Ce qui permet l'arrêt, c'est la force de l'inconscient, de l'irrationnel, du désir. Et comme l'inconscient ne connait pas la négation, NE PLUS FUMER est pour lui incompréhensible : il ne capte pas.
Alors, alors, quelles sont les (seules) bonnes motivations à faire mûrir pour alimenter l'inconscient ? Des choses qui ne se PENSENT pas mais qui s'éprouvent, se ressentent.
Quelques compléments pratiques dans l'article :
Faire face aux envies de fumer, knol de Luc DUSSART :
http://tinyurl.com/6d8xy2

Saturday, August 12, 2006

Citation du 13 août 2006

Quand la merde vaudra de l'or, le cul des pauvres ne leur appartiendra plus.

Henry Miller

Le Challenge du jour : trouver, sur une pareille citation, quelque chose à dire qui soit intelligent, culturel et convenable pour les lecteurs bien éduqués qui fréquentent ce Blog.

La solution consistera non pas à appeler à la rescousse la psychanalyse et l’identification fantasmée entre les excréments et l’or (= trop facile !) ; mais plutôt à évoquer l’ART !

Et par exemple, ceci :

"Merde d'artiste", oeuvre de Piero Manzoni
(Merde d'artiste, "contenu net gr. 30, conservée au naturel,
produite et mise en boîte au mois de mai 1961,
produced by Piero Manzoni, made in Italy"
,
vendue au gramme selon la cotation journalière de l'or!).

Voilà, c’est d’une simplicité biblique. « La merde vaut de l’or » lorsqu’elle devient objet d’art ; et elle est objet d’art lorsqu’elle est prise dans un « geste d’artiste » cette sorte d’« installation » dont Duchamp a été l’initiateur avec ses ready-mades.

Maintenant, produire une telle « matière » est-elle un privilège réservé, comme l’affirme Henry Miller à une élite ? La question est directement liée à cette autre question : l’artiste est-il un être d’exception, ou bien chacun de nous peut-il être artiste s’il le veut ?

Il y a des tonnes d’essais sur cette question, je ne vais pas en rajouter. Je me contenterai de vous proposer une petite expérience : pour savoir si vous êtes un artiste, concoctez une petite boite comme celle de Manzoni (oui, avec le même contenu) ; et allez sur le marché la vendre.

Si vous y arrivez, alors oui, vous êtes à n’en pas douter un vrai artiste.

Friday, August 11, 2006

Citation du 12 août 2006

Ce que nous vendons à Coca-cola, c'est du temps de cerveau humain disponible.
Patrick Le Lay, président directeur général de TF1 9-7-2004

On a été très injuste avec Patrick Le Lay ; on lui a fait grief de sa phrase sur le temps de cerveau, mais on l’a séparée de son contexte. Tant qu’à faire de le citer, allons jusqu’au bout de sa pensée.
"Rien n'est plus difficile que d'obtenir cette disponibilité. C'est là que se trouve le changement permanent. Il faut chercher en permanence les programmes qui marchent, suivre les modes, surfer sur les tendances, dans un contexte où l'information s'accélère, se multiplie et se banalise".
Autrement dit : on est bien obligé d’être des mécènes c’est à dire de soutenir la création, coûte que coûte, sinon c’est à une nouvelle « fuite des cerveaux » qu’on assiste.
Lisons les programmes de TF1 qui correspondent à ce beau projet.
[…] Bref, je n’en ai pas sous la main et vous connaissez aussi bien que moi la part du divertissement (entertainment disent les gens branchés) dans les programmes de grande écoute (prime time) : on peut juger comme on veut ces programmes et dire qu’ils sont bons puisqu’ils répondent à l’attente du public et que le public est « bon » (1). Mais ce qui est certain, c’est que « le changement permanent » n’y est pas l’indice d’une création, parce qu’elle celle-ci ne serait pas immédiatement lisible, parce qu’elle demanderait un temps d’adaptation, c’est-à-dire de réflexion. Et c’est là que la supercherie apparaît. Le Lay voudrait nous faire croire qu’il est condamné à l’excellence pour vendre son antenne à Coca-cola. Mais c’est le contraire qui est vrai : comment croire que ces cerveaux, capturés par les jeux de Lagaf’, puissent être réceptifs à la pub s’ils étaient déjà occupés à réfléchir ? C’est leur inaction dans la réceptivité qui compte.
Voilà donc décodée la pensée-Le-Lay : « suivre les modes, surfer sur les tendances », ça veut dire obtenir que tous ces gens regardent leur télé au lieu de faire autre chose ; il faut donc stimuler leur appétit d’images. Et puis, c’est du « cerveau humain disponible », ça veut dire : on contourne le cortex et on tape sur le cerveau moyen, celui de l’affectivité et des émotions ; peut-être même qu’on atteint le cerveau reptilien, qui sait ?


(1) C’est l’argument du même Patrick Le Lay quand on lui reproche de faire de la Trash-TV ; il dit « Vous méprisez donc tous ces gens qui nous regardent et qui nous aiment. »

Thursday, August 10, 2006

Citation du 11 août 2006

Une bonne publicité devrait ressembler à un bon sermon ; elle ne doit pas seulement soulager les affligés, mais elle doit aussi affliger les satisfaits.
Bernice Fitzgibbon - Macy's, Gimbels and me
La question du jour était, je le rappelle : comment donc la publicité fait-elle pour nous manipuler ?
Réponse d’une éminente spécialiste en communication : elle doit associer promesse et menace. Voilà tout. Qu’est-ce à dire ?
Menace d’abord. « Comment, madame Marcelle (1), avez-vous pu laisser s’entartrer la résistance de votre machine à laver ??? Hein ? Quoi ! Vous avez utilisé un anticalcaire sans marque, parce qu’il était moins cher ? Et vous n’avez pas tenu compte de la recommandation du fabricant de votre machine pour l’anticalcaire « Goncal » ? Qu’est-ce que vos voisines vont penser de vous ? Et vos enfants ? Et votre mari quand vous lui présenterez la note du dépanneur ? »
Promesse ensuite. « Madame Marcelle, voyez la chance que vous avez : avec Goncal dans votre machine vous n’avez même plus besoin d’y penser. Plus de débordement à craindre, plus de note de dépanneur. Quand à la consommation d’électricité, je vous laisse la surprise. »
Le décor est planté. Toutefois, l’intérêt de cette citation est ailleurs. Il ne s’agit pas de situer l’impact de la publicité dans le domaine du désir (banal) mais dans celui de la métaphysique (au sens où on parle d’angoisse métaphysique). De même que la religion prend appui sur la faille qui parcourt en secret l’âme humaine (= la mortalité, ou simplement l’impureté), faille qu’il faut élargir si besoin, et promettre de la combler (par la vie éternelle, ou par la perfection narcissique), la publicité doit d’abord susciter la certitude de notre radicale insuffisance dans la mesure où nous sommes inférieurs à nos espérances. D’abord vous vous êtes rêvé ; et puis ensuite vous vous êtes regardé au miroir (de la salle de bain ou de l’attitude des autres à votre égard) ; et là vous avez compris que vous ne pouviez pas être pleinement vous-même … sans l’adjuvant du produit XY. L’essentiel est de susciter cette angoisse et cette espérance. Après si j’ose dire, le plus dur est fait. Il n’y a plus qu’à introduire le produit dans la faille ainsi ouverte.
Maintenant que faut-il penser des pubs où une pin-up montre ses fesses pour faire acheter n’importe quel produit (de la voiture au gel douche) ? Hé bien Bernice Fitzgibbon n’en parle pas, simplement parce qu’elle n’évoque que les « bonnes publicités »
(1) Le prénom a été changé (NDLR)

Wednesday, August 09, 2006

Citation du 10 août 2006

La publicité nous manipule, mais elle le fait d'une façon saine et claire puisqu'elle annonce la couleur.

Christian Blachas

Il est un peu gonflé Christian Blachas ! En somme il nous dit : « La publicité vous entube ? Oui, bien sûr ; elle est même faite pour ça. Mais elle le fait avec votre consentement. Vous étiez prévenu, n’est-ce pas ? Vous êtes responsables. »

Voyons ça d’un peu plus près.

Si le prisonnier, soumis à un lavage de cerveau est bientôt dépersonnalisé et se met à revendiquer le châtiment qui va le frapper injustement, et s'il est conscient du fait qu’il subit des violence, est-il pour autant responsable de ce qui lui arrive ? J’ai entendu des anciennes victimes du Goulag, qui en avait miraculeusement réchappé, dire quelles avaient sangloté comme des enfants à l’annonce de la mort de Staline. Complices ?

Mais sans caricaturer l’argument des publicitaires, disons que pour eux, si la publicité est efficace, c’est parce que nous l’aimons. Plus crûment : un monde sans publicité serait un monde triste, sans relief, sans plaisir. Donc… Mais « Donc » quoi ? Allons nous consommer les pâtes Lustucru parce que les petits hommes verts de la pub nous amusent ? Non, s’il n’y avait que cela on ne consommerait que la pub et rien de plus. Je me rappelle la pub pour la machine à laver Vedette. C’était l’époque de la mère Denis. Les publicitaires se sont aperçus au bout d’un certain temps qu’ils ne faisaient plus de la pub pour Vedette mais pour la mère Denis ; que c’était sa notoriété à elle qui en profitait et donc que les consommateurs avaient subverti le processus. Voilà ce qui se passe lorsque la pub se « contente » de faire plaisir, et donc lorsque c’est avec notre consentement qu’elle fonctionne. Autrement dit, cette histoire, c’est celle du manipulateur manipulé

Il faut donc que la publicité pour nous manipuler efficacement agisse sur notre inconscient et donc qu’elle soit un peu masquée…

Comment cela peut-il marcher, si effectivement nous savons qu’il s’agit de publicité ?

La suite à demain.

Tuesday, August 08, 2006

Citation du 9 août 2006

Les comédiens, appelés sur la scène, pour ne pas laisser voir la rougeur sur leur front, mettent un masque. Comme eux, au moment de monter sur ce théâtre du monde où, jusqu'ici, je n'ai été que spectateur, je m'avance masqué (larvatus prodeo ).
Descartes (Texte trouvé dans les papiers de Descartes et daté du 1er janvier 1619).
« larvatus prodeo »… Cette formule a fait beaucoup gloser, dans la mesure où elle invite à interpréter l’œuvre du maître poitevin au lieu de la prendre littéralement.
Je vous épargnerai le débat des historiens de la philosophie. Ce qui selon moi soulève l’intérêt, c’est que Descartes n’évoque ici que le masque du comédien, et non le masque rituel (que sans doute il n’avait pas eu l’occasion de découvrir).
Pour ce qui est du rôle de l’émotion dans l’art du comédien («la rougeur sur leur front »), je vous renvoie à mon post précédent (3 juillet). En revanche, je note que le masque de comédie dont parle ici Descartes, comme celui du carnaval, ne montre pas : il cache le visage, comme l’image suivante permet de le vérifier

Mais n’oublions pas les masques rituels, dont la coutume africaine regorge (1) :

C’est peu de dire que ces masques montrent ! En réalité ils permettent d’incarner le personnage mythique représenté par le masque. Certains masques africains sont sculpté à l’intérieur aussi (ils représentent alors l’intérieur de la bouche et les dents) : c’est qu’il s’agit par eux de faire en sorte que celui qui le porte soit totalement habité par le personnage figuré, qu’il devienne effectivement l’esprit, le génie ou l’ancêtre représenté.
Dans une typologie des masques il faudrait donc prolonger l’opposition entre les masques qui cachent (dont parle Descartes) et ceux qui montrent, par la distinction - opérée parmi ces derniers - entre l’essence et l’apparence. Les occidentaux considèrent facilement que le masque n’est qu’une fallacieuse apparence qui dissimule la réalité au profit d’une illusion. Pour un africain, le masque matérialise une réalité, supérieure à celle que constitue le visage de celui qui le porte. En tout cas il lui permet d’accéder à une plus haute existence.

(1) Il s’agit d’un masque Dan de Côte-d'Ivoire

Monday, August 07, 2006

Citation du 8 août 2006

L'ironie, c'est le courage des trouillards !

Catherine Rihoit - Entretien avec Bernard Pivot - Avril 1980

Cette citation permet de poser ce qui me semble être la bonne question : non pas « Qu’est-ce que l’ironie ? », mais « Pourquoi l’ironie ? »

L’ironie serait donc une agression de lâche, qui blessait sa victime, tout en laissant l’agresseur à l’abri de la riposte ? Certes, l’ironie oscille perpétuellement entre le premier et le second degré, entre la phrase et l’antiphrase, et l'ironiste peut profiter de cette oscillation pour dissimuler son intention. Mais la réduire à son aspect agressif, c’est oublier sa fonction originelle.

Historiquement parlant, l’ironie consiste à affirmer son ignorance alors qu’on est en possession du savoir. Platon l’attribue à Socrate (République, I, 337a). Aristote le confirme : « Quand il s’agit de dire la vérité, celui qui pèche par exagération est un vantard, celui qui feinte en atténuant son savoir est un ironiste. » (Ethique à Nicomaque, II, 7). Pour Socrate, l’ironie est une façon de « dégonfler » la prétention des sophistes qui prétendent tout savoir et qui sont comme des outres gonflées de vents. Mais, si Socrate est celui qui dit « explique-moi ce que tu dis, parce que moi, mon cher, je n’y connais rien », il est aussi celui qui affirme : « Je suis le plus savant de tous les hommes, parce que je sais que je ne sais rien ». L’ironie, si c’en est une, de prétendre ne pas savoir, s’applique donc d’abord à soi-même.

C’est Kierkegaard qui donne le ton ici. Pour Kierkegaard l’attitude éthique comporte une prise de distance par rapport à soi-même, et un refus de prendre au sérieux notre prétention d’homme à constituer l’être le plus important de la création (1). Autrement dit, Kierkegaard estompe la frontière qui sépare l’ironie de l’humour.

Pour le reste Catherine Rihoit a sans doute aussi raison ; simplement elle ne fait que pointer une autre caractéristique : à savoir que c’est l’être humain qui donne sa signification aux actions, que celles-ci n’ont pas de sens en elles-mêmes. L’ironie n’est pas l’arme des lâches. Mais il y a une façon « lâche » de faire de l’ironie.

(1) Bien entendu cela ne remet pas en cause l’importance du sérieux chez Kierkegaard, lorsqu’il consiste à faire en sorte que notre décision soit plus qu’une simple promesse, et qu’elle nous engage totalement.

Sunday, August 06, 2006

Citation du 7 août 2006

« …selon le sage Salomon sapience n’entre point en âme malivole et science sans conscience n’est que ruine de l’âme. »

Rabelais - Pantagruel - ch. VIII

« science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». Cette citation archi-connue (extraite de la lettre contenant les recommandations de Gargantua à son fils) révèle pourtant à la réflexion encore quelques surprises.

- D’abord, Gargantua appelle ici Pantagruel à se conformer à la morale chrétienne. La conscience dont on parle ici est bien conscience morale, et le conseil du père à son fils est de ne pas prendre la science comme ce qui affranchit de toute autorité.

- Ensuite se trouve rappelée la distinction entre la sagesse (sapience) et la science : la première repose sur le règne des valeurs, qui reste extérieur à l’homme parce que transcendant (ici : l’ordre divin), et celui de la science qui se légitime par la rationalité humaine.

- Egalement que la science doit être éclairée par la religion. Ce qui veut dire :

- d’une part que l’opposition entre les deux n’a pas lieu d’être ;

- mais aussi d’autre part que la science ne porte pas en elle-même ses propres règles d’usage.

C’est ici que nous mesurons l’écart entre un homme de la Renaissance et l’homme moderne. Parce que nous aussi nous nous méfions du pouvoir que nous donne la science : la recherche d’un développement durable passe souvent pas la mise à l’écart d’une exploitation des ressources de la planète, rendue possible grâce à la technique moderne, mais désastreuse dans la durée. Seulement, alors que pour Rabelais, c’est à la Bible de nous dire comment nous devons nous conduire (et c’est pour l’essentiel par rapport aux autres), pour nous autres, c’est encore à la raison de légiférer dans ce domaine : il s’agit d’un développement « raisonné », preuve que nous n’avons pas besoin de transcendance pour décider de ce que nous avons à faire.

Comment reconnaître - dans ce domaine - l’âme malivole ? Hans Jonas répond : c’est celui qui, dans son action, ne prend pas en compte l’avenir.

Saturday, August 05, 2006

Citation du 6 août 2006

Une fête est un excès permis, voire ordonné.

Sigmund Freud - Totem et tabou

Voilà posé le problème soulevé par l’existence des fêtes (celles qui sont socialement reconnues du moins) : comment peuvent-elles autoriser, voire même ordonner l’excès ? L’excès n’est-il pas par définition ce qui doit être évité ? Les Grecs le disaient justement : « Rien de trop ! », telle était leur devise.

Pour ceux que la question intéresse, il est une référence utile : c’est le livre de Roger Caillois.– L’homme et le sacré.– Selon Caillois, il y a deux formes d’excès liés à la fête :

- L’excès de consommation. Certaines fêtes sont liées à des cycles, comme les fêtes des moissons, ou même pour marquer la fin de l’année. L’idée est que pour entrer dans un nouveau cycle, il faut d’abord terminer le précédent. La fête n’est pas là seulement pour marquer le passage au nouveau cycle ; elle est aussi clôture du précédent. Et pour cela il faut que tout ce qui appartenait à cette période disparaisse. Ainsi, dans des sociétés d’ancien régime qui connaissaient la disette, on n’hésitait pas lors des fêtes des moissons à gaspiller les provisions de la récolte précédente, et cela pour rendre possible de remplir les greniers de nouveau. Bien entendu cela n’a rien à voir avec nos soldes, qui obéissent à une logique économique ; ici on est plutôt sur le versant naturaliste : dans la nature la vie succède à la mort, le printemps à l’hiver, les moissons à la disparition intégrale de précédente récolte. (S’il fallait comparer avec notre époque, on comparerait plus utilement avec nos bombances de réveillon.)

- Le désordre social. La fête la plus ancienne à être encore vivace aujourd’hui, c’est peut-être le carnaval. Celui-ci a pris le relais des Saturnales romaines, qui voyaient un esclave proclamé roi de la fête, puis assassiné arrivé à son terme. Aujourd’hui encore Sa Majesté carnaval est solennellement brûlée en clôture des célébrations. Si le Carnaval nous intéresse, ce n’est pas seulement pour son ancienneté, c’est surtout parce qu’il révèle un ressort fondamental de la fête : elle a pour fonction de jouer la vie sociale à l’envers. « Jouer », et non pas « instituer » : l’esclave ne devient pas roi, de même que la débauche et l’ivresse ne sont pas tolérés en dehors de cet espace bien clôt et bien délimité de la fête. On peut aussi penser au Carnaval du nord de la France, où patron et ouvrier peuvent se coudoyer, en minijupes et perruques roses.

Voilà sans doute à quoi pensait Freud dans Totem et tabou. En tout cas ça signifie que la fête ne peut pas être permanente.

Friday, August 04, 2006

Citation du 5 août 2006

Adam a eu au moins un privilège sur tous les maris qui l'ont suivi. Eve n'a jamais pu lui énumérer tous les hommes qu'elle aurait pu épouser si elle l'avait voulu !

Anonyme

Cet « Anonyme » n’est sûrement pas un ami qui nous veut du bien… En tout cas il ne rate pas une occasion de raviver les conflits dans les foyers.

« Tous les maris » à l’exception d’Adam, seraient donc confrontés aux récriminations de leurs épouses, déçues par leurs insuffisances en tant qu’époux. Freud analyse d’ailleurs le rêve d’une jeune femme (1) qui révèle ainsi qu’elle aurait bien pu s’acheter avec sa dot trois maris comme celui qu’elle a épousé : elle s’estime volée. On voit ici que s’inverse la croyance selon la quelle c’est l’homme qui achète la femme (ou si on veut qui l’échange - cf. Lévi-Strauss). En réalité, c’est elle qui conclut la transaction et l’homme devient, entant que mari, un objet de consommation dont on pourrait bien demander le remboursement en cas d’insatisfaction.

Ah !... Rêvons un peu… Etre l’esclave qu’on achète et qu’on attache au pied du lit pendant que l’épousée s’envoie en l’air avec un docker rencontré sur le port… Quel pied ! Ce fantasme masochiste d’une lune de miel très particulière aurait bien pu être inspiré de Sacher Masoch (2). Toute fois, lui ne se serait pas contenté des quelques semaines de la lune de miel : il avait conclu un contrat d’esclavage (durée : 6 mois) avec Wanda son épouse. Un CDD d’esclavage, et voilà.

Revenons à la réalité. Un CDD d’esclavage ? Pfff ! Dépassé ! Un CNE d’esclavage, plutôt, avec licenciement instantané et non justifié ; angoisse de l’instabilité : garantie. Car, voyez-vous le mariage comme engagement définitif ne satisfait plus personne : le couple primordial n’a plus la cote aujourd’hui, même conçu comme un moyen de s’attacher à vie les services d’une servante, ou les ressources d’un ouvrier.

Qu’Eve - ou Wanda - se réjouisse donc : elle peut changer de mari ; quand à Adam-Masoch, il retrouve l’angoisse d’être un esclave licencié.

(1) Sur le rêve, p. 109-110
(2) La Vénus à la fourrure

Thursday, August 03, 2006

Citation du 4 août 2006

Quiconque a semé des privilèges doit recueillir des révolutions.
Claude Tillier - Mon oncle Benjamin
Ah !... La nuit du 4 août ! Qui donc n’a rêvé de l’avoir vécue ?
Il faut dire que ça commençait à chauffer dans les provinces, la Grande Peur est en marche (1), et les privilégiés vont se défaire de leurs privilèges pour « faire tomber les armes des mains des paysans »(Mathiez). Dans une ambiance indescriptible, ducs, vicomtes, évêques se relaient à la tribune de l’Assemblée nationale constituante pour abolir les privilèges. On termina même la séance en proclamant Louis XVI « restaurateur de la liberté française ». Faut le faire ! Bien entendu ce décret ne fut pas prêt au terme de cette nuit épique, mais seulement le 11 août, et Louis XVI ne se résolut à le signer que le 5 octobre. Ainsi disparaissent les privilèges des ecclésiastiques, des nobles, des corporations, des villes, des provinces, etc. Ainsi naissait l’égalité des droits, et c’est à l’issue de cette séance que les citoyens deviennent tous égaux devant la loi. A l’exception des « esclaves nègres » ; faut pas exagérer tout de même…
Bien qu’ayant le mérite de nous rappeler cet événement (qui soit dit en passant aurait pu être institué fête nationale), notre citation paraît tout de même un peu naïve. D’abord, parce que des siècles voire même des millénaires ont passé avant que ces privilèges ne déclenchent une révolution. Etaient-ils si insupportables, eux qui ont été supportés si longtemps ? Ensuite, et surtout, de nouveaux privilèges ont pris la place des anciens sans que des révolutions ne soient fomentées pour les abattre. Les mécanismes de reproduction des inégalités sociales ne reposent pas sur des mérites ni sur des fonctions sociales les justifiant. Voyez Bourdieu là-dessus : même si les fils à papa ne sont pas forcément des gosses de riches, ils ont quant même des facilités que les autres n’ont pas.
Surtout s’ils s’appellent Mouloud.
(1) Petit rappel. On est bien sûr en 1789. Il s’agit des émeutes déclenchées par la paysannerie effrayée par la crainte de la réaction nobiliaire à la suite - entre autre - de la prise de la Bastille. Cette Grande peur est donc la peur des paysans, et non pas devant les paysans ; même si au bout du compte c'est à ça qu'on arrive.

Wednesday, August 02, 2006

Citation du 3 août 2006

Tout ce qui est techniquement possible sera nécessairement réalisé.
Gabor - « Loi de Gabor »
Voici la célèbre « loi » attribuée à Gabor.
Pour commencer, un petit coup de chapeau à Denis Gabor, physicien qui en 1948 invente l’hologramme, en réalise quelques images grâce à des interférences lumineuses, bien avant que le laser ne rende cette technique véritablement efficace. On voit que la loi de Gabor a fonctionné pour son auteur au delà de toute espérance.
Maintenant comment interpréter cette loi ? Aucun doute à ce sujet : allez faire un tour sur Google pour voir quel est son emploi : vous la trouverez sur les sites écolo, anti-OGM, anti-nucléaire, anti-clonage, etc.. Bref cette loi énonce quelque chose de menaçant. L’invention des techniques porterait en elle-même la pire des menaces. L’homme par son génie inventif devient l’ennemi de lui-même. Voilà bien des thèmes connus, voire même ressassés depuis des siècles. Seul le progrès fulgurant des techniques au cours du siècle dernier en ont renouvelé l’intérêt.
Observons déjà que la prophétie de Gabor (car sa loi n’en est pas une : sur quelle épreuve pourrait-on la tester ?) porte non pas sur les découvertes de la technique (il ne nous dit pas qu’on en découvrira toujours de nouvelles), mais sur leur utilisation. Aujourd’hui, l’interprétation courante de la Loi de Gabor, nous l’avons vu, est que l’utilisation de certaines techniques est en soi une menace : voyez Jacques Testart, qui préfère abandonner ses recherches en génétique humaine plutôt que de courir le risque, en faisant progresser la science, de faire progresser les possibilités de manipuler le génome humain .
C’est cette interprétation qui paraît inquiétante. Hormis le scandale (pour un homme de science !) de préférer l’ignorance à la science (attitude grosse de toute les dérives obscurantistes, voire même sectaires), nous avons ici l’erreur qui consiste à croire que le développement des techniques est, en lui-même, bon ou mauvais.
Là dessus, voyez Ricœur : aucune invention n’est une promesse ni une menace ; seules les utilisations qu’on en fait le sont. Et je ne résiste pas au plaisir de le citer :
« A chaque époque ce que nous savons et ce que nous pouvons est à la fois chance et péril ; le même machinisme qui soulage la peine des hommes, qui multiplie les relations entre les hommes, qui atteste le règne de l’homme sur les choses, inaugure de nouveaux maux : le travail parcellaire, l’esclavage des usagers à l’égard des biens de civilisation, la guerre totale, l’injustice abstraite des grandes administrations » P. RICOEUR - Histoire et vérité (p. 81-86) - 1955
Que voulez-vous ajouter à ça ?

Tuesday, August 01, 2006

Citation du 2 août 2006

Bien des erreurs sont nées d'une vérité dont on abuse.

Voltaire

« …une vérité dont on abuse ». Etrange… Qu’est-ce donc qu’abuser de la vérité ?

1ère hypothèse : c’est appliquer une théorie vraie au-delà de ses limites de validité. Par exemple, utiliser les calculs de Newton pour rendre compte des phénomènes lumineux dans l’espace des galaxies, ce que seule la Relativité sait faire. Idem pour comprendre les phénomènes corpusculaires à l’aide de la Relativité, ce que seule la physique des quanta sait faire. La théorie ne fait pas la théorie de ses propres limites et par nature, le savant cherche à l’appliquer à tout ce qui existe ; et c’est là qu’il abuse de la « vérité ».

2ème hypothèse : c’est tirer des conséquences pratiques d’une vérité générale donc nécessairement abstraite. Ainsi, on voit en politique, ou dans le gestion des communes des élus qui se chargent de faire le bonheur des autres sans se soucier d’autre chose que de l’efficacité des mesures prises.

On pourrait bien s’arrêter là ; après tout Voltaire parle de vérité qui tourne à l’erreur. Mais supposons qu’il ait voulu dire « une erreur ou bien une faute ». Alors nous avons une troisième hypothèse.

3ème hypothèse : c’est croire que la vérité l’emporte sur tout ce qui existe. La puissance bienfaisante de l’illusion est bien connue, et il faut être Alceste pour la rejeter totalement. Abuser de la vérité c’est l’imposer aux autres lorsqu’ils ne sont pas en état d’en tirer profit, pire même, lorsqu’elle peut les détruire.

Quant à Voltaire on ne peut pas dire qu’il ait abusé de la vérité, lui qui faisait taire le baron d’Holbach, athée notoire, lorsque celui-ci tenait des propos libertaires en présence des laquais. « Taisez-vous, sinon ils vont nous égorger » disait l’ermite de Ferney…

La vérité : « A consommer avec modération. »