Ce que fait un homme c'est comme si tous les hommes le faisaient. Il n'est donc pas injuste qu'une désobéissance dans un jardin ait pu contaminer l'humanité; il n'est donc pas injuste que le crucifiement d'un seul juif ait suffi à la sauver.
Jorge Luis Borges - La forme de l'épée
Etrange et troublante pensée : trois moments, trois étonnements.
Premier étonnement : la co-responsabilité. Si les nazis ont été des bourreaux et des idéologues monstrueux, comment admettre que leurs crimes rejaillissent sur moi, qu’ils me souillent - pire que je me souille de leurs crimes ?
Deuxième étonnement : le péché originel serait donc justifié par cette co-responsabilité, comme si le péché d’Adam devenait mon péché, comme si la chute d’Adam était bel et bien celle de l’humanité - donc : la mienne aussi.
Troisième étonnement : la rédemption serait donc une évidence ? Borges nous la présente comme étant l’inverse du péché originel, une chute à l’envers si j’ose dire. Ce qu’il nous dit, c’est que, si l’on admet la co-responsabilité, alors on doit aussi admettre la rédemption. Comment comprendre cela ?
La réponse doit être cherchée selon moi dans l’idée de communauté humaine.
La faute dans le péché originel est : pas responsable, mais coupable (1) : je suis coupable du crime qu’a commis mon ancêtre, bien que lui seul en soit responsable. Je crois qu’on ne peut comprendre le péché originel sans admettre qu’Adam incarne l’humanité entière, parce qu’en choisissant la faute, il l’a choisie pour toute l’humanité (2).
Borges prend maintenant en compte la réciproque : du fautif condamné sans avoir rien fait de mal, on passe au coupable, pardonné sans avoir rien fait pour le mériter, pardonné par procuration. Comment cela est-il possible ?
Le caractère salvateur de la crucifixion ne s’explique que parce qu’elle est un sacrifice : dans le sacrifice, la souffrance qui est subie par l’un est bénéfique pour d’autres. Il n’y a pas de sacrifice sans don, c’est à dire sans altruisme. Le caractère particulier du sacrifice du Christ tient au fait que le pardon qu’il cherche, c’est celui de tous les hommes.
En effet, ce qui me paraît intéressant ici, c’est l’idée de communauté qui se profile derrière tout cela. Exactement comme pour le péché originel, on ne peut comprendre la rédemption sans comprendre que chaque homme incarne l’humanité entière, ou plutôt qu’il faut entendre l’humanité comme une essence qui ne se divise pas qui ne comporte pas de plus ou de moins, qui est entièrement présente en chacun (3). Si le Christ en sauvant l’humanité pécheresse, sauve tous les pécheurs, y compris moi, c’est que je suis l’homme que tous les hommes ont été, sont et seront.
Faut-il dire que cette conception de l’humanité peut valoir en dehors de tout contexte religieux ?
(1) On aura reconnu la disjonction entre responsabilité et culpabilité, déjà évoquée ici (message du 25 juin)
(2) C’est très exactement la conception sartrienne de la responsabilité. La différence, c’est que pour Sartre chaque homme, à chaque instant, se trouve dans la même situation qu’Adam.
(3) On retrouve ici l’origine de la conception kantienne de l’humanité ; voir entre autre le message du 7 juin
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