Mais qu'est-ce que c'est, la Nature?
Cette entité, à laquelle se réfèrent les esprits rationalistes pour expliquer l'inexplicable, ressemble beaucoup à un dieu auquel on n'ose pas dire son nom, et qu'on a amputé de toute volonté et de tout esprit d'initiative.
René Barjavel – La faim du tigre
Cette brève citation comporte presqu’autant de préjugés que de mots. C’est d’ailleurs là son principal intérêt.
1 – La Nature, orthographiée avec une majuscule. Façon de la personnifier, et donc de la prédisposer à jouer le rôle dont on va l’affubler juste après.
2 – Cette Nature est une « entité », autrement dit elle constitue l’essence des choses.
--> Retenons ça, et puis passons à ce qui suit :
3 – Les « esprits rationalistes » : voilà le véritable pivot de cette citation, ce qui va ordonner et justifier tout ce qui suit.
Et maintenant, qu’est-ce qu’on produit avec tout ça ? Des préjugés, bien sûr !
1er préjugé : Ces esprits rationalistes sont à la fois prédisposés à nier le surnaturel, et donc à rabaisser au niveau de la « nature » tout ce qui se produit dans le monde, et en même temps ils sont bien obligés de rehausser la « Nature » au niveau d’un dieu, entité dont on dit qu’elle doit expliquer l’inexplicable.
2ème préjugé : les rationalistes veulent tout expliquer – même l’inexplicable, c’est-à-dire ce dont la caractéristique essentielle est précisément de rester pour nous un mystère.
3ème préjugé : ainsi entendue, la Nature est un dieu sans volonté, un dieu qui n’est pas personnel, mais qui pourtant forme une entité, et non un faisceau de forces disparates.
--> Autant dire que Barjavel affecte de croire que le positivisme n’a pas existé, et que l’interdit de toute prétention à connaitre l’absolu n’a jamais été prononcé. Car, lorsqu’on remplace Dieu par la nature (ce que fait par exemple Spinoza), c’est pour avoir une prise sur la cause première, et répondre ainsi à un besoin inné chez l’homme de maitriser les choses par la connaissance de leur origine.
Or, l’esprit positif consiste justement à refuser cette possibilité, et à ne connaitre que des rapports.
« […] le caractère fondamental de la philosophie positive est de regarder tous les phénomènes comme assujettis à des lois naturelles invariables, dont la découverte précise et la réduction au moindre nombre possible sont le but de tous nos efforts, en considérant comme absolument inaccessible et vide de sens pour nous la recherche de ce qu’on appelle les causes, soit premières, soit finales. » Auguste Comte, Cours de philosophie positive, leçon 1, 1830
Pour le dire en un mot, Barjavel en est resté à l’esprit métaphysique, et il se plaint qu’on n’en soit pas restés à l’esprit théologique, affectant d’ignorer qu’il existe aussi l’esprit positif.
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