Si l'on me presse de dire pourquoi je l'aimais, je sens que cela ne se peut exprimer qu'en répondant: «Parce que c'était lui, parce que c'était moi. »
Montaigne Essais - livre I, chapitre XXVIII,
Montaigne et La Boétie… La Boétie et Montaigne… Que nous apprend sur l’amitié cet illustre exemple ? Lisez ce passage des Essais : vous constaterez qu’il n’y a rien à en dire que le célèbre : «Parce que c'était lui, parce que c'était moi. » Ce qui veut dire que l’amitié est consubstantielle à la personne, qu’elle ne s’analyse pas, qu’elle ne se construit pas. On ne devient pas amis ; on est amis, parce qu’on naît amis (1). Tout ami est ami d’enfance ; pas d’amitié qui ne soit co-naissance (1).
Mystique de l’amitié… Mais ne s’agirait-il pas plutôt d’une mystification ? Même en amour une telle prédestination est suspecte : ne relèverait-elle pas de l’ensorcellement d’un philtre d’amour plus que de la réalité ? Je ne cherche pas à ironiser sur des sentiments très respectables et très sincères. Je cherche plutôt à comprendre si, derrière cette conscience de l’absolu ne se cacherait pas une impuissance du langage à dire les sentiments - tous les sentiments.
Pas de langage sans une référence commune. Dans la cas des sentiments, il s’agit d’une expérience commune : <peur> est un mot qui n’a de sens que si vous même avez une expérience personnelle qui cadre avec la situation dans la quelle j’emploie ce mot. Si vous me dites : « regarde ce poirier », je regarde et je sais avec certitude de quoi vous parlez : vous et moi, nous avons vu la même chose. Maintenant, qu’est-ce qui me prouve que ce que vous éprouvez à titre de peur c’est la même chose que moi ? Rien du tout. Et même, dans le cas d’une peur extrême, j’aurai la certitude de ne pouvoir faire appel à une expérience identique chez vous : je dirai alors que ma peur est ineffable. Pareil avec une amitié exceptionnelle. Tout ce qui est unique ne peut se dire que par approximations successives, mais c’est à condition de se laisser analyser en constituants communs. Si l’individu est la somme de ces données communes, alors on peut dire aux autres ce qu’il est. Sinon, nous sommes « au-delà du discours » comme dit Montaigne.
A propos de ce qui est exceptionnel, on dit : « Seul le silence est grand » ; il faudrait peut-être dire plus justement « Seul le silence est vrai »
(1) Et tant pis si ça fait un jeu de mot
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