Une ville, une campagne, de loin est une ville et une campagne, mais à mesure qu’on s’approche, ce sont des maisons, des arbres, des tuiles, des feuilles, des herbes, des fourmis, des jambes de fourmis, à l’infini. Tout cela s’enveloppe du nom de campagne.
Pascal – Pensées, fragment 61 (éd. Le Guern)
Dans la série – Les inventeurs visionnaires – aujourd’hui : le zoom !
Plaisanterie, parce qu’il y a bien plus à dire, mais quand même : Google-earth – ou Google-Maps – ne font rien de plus que de montrer ce que décrit Pascal ici.
On pourra lire le chapitre que Ricœur consacre à ce fragment (1) : il y insiste sur les variations d’échelles (2) qui font que ce ne sont pas les mêmes choses qui apparaissent quand on regarde de loin et quand on regarde de près. Il ne s’agit donc nullement de dire – comme Platon dans la République (3) – que les détails qu’on aperçoit difficilement chez les individus existent également dans des plus grands corps et qu’ils y sont bien mieux visibles.
Bien au contraire : Pascal insiste sur la diversité des organismes qui sont censés constituer ces grands ensembles. La campagne existe-t-elle ? Oui, bien sûr. Mais peut-on croire qu’elle soit simplement la somme des petites choses qu’elle contient ? Y a-t-il un moyen de fondre ensemble toutes ces jambes de fournis et toutes ces feuilles d’arbre ?
Il y a là-dessus bien des choses à dire… Mais pour m’en tenir à ce qui me paraît aujourd’hui très clair : si l’on remplace la campagne de Pascal par la société, et les fourmis par les individus, on s’aperçoit que de l’un à l’autre il n’y a pas seulement une différence d’échelle, mais aussi une différence d’organisation. Avec pour conséquences que la thèse des utilitaristes (anglo-saxons) affirmant que les individus en poursuivant leurs butes égoïstes font en même temps le bien de la société parce que ce qui est bon pour l’un est aussi bon pour l’autre, est du coup complètement caduque. Le Bien Public et le bien de l’individu, ça ne fonctionne pas selon la même mécanique – ce qu’on voit bien sûr en temps de guerre…
Mais du même coup, ça remet en cause aussi la démocratie participative : faire par exemple des problèmes de voisinage (les jeunes qui stationnent pour picoler dans le hall des immeubles par exemple) un problème politique (faire une loi réprimant ce genre de situation), c’est aussi absurde que de dire que la campagne c’est une collection de pattes de fournis ou de feuilles d’arbres.
Peut-être que le débat sur la burqa devrait intégrer ce genre de réflexion.
(1) Paul Ricœur – La mémoire, l’histoire et l’oubli, édité au Seuil, p.267 et suivantes.
(2) Et non sur les divers aspects d’une ville selon la manière dont on la regarde (comme Leibniz avec l’exemple de la perspective – voir ceci, consacré à la notion de perspective chez Leibniz…)
(3) Voir La République, II [368d] : « Si l'on ordonnait à des gens qui n'ont pas la vue très perçante de lire de loin des lettres tracées en très petits caractères, et que l'un d'eux se rendît compte que ces mêmes lettres se trouvent tracées ailleurs en gros caractères sur un plus grand espace, ce leur serait, j'imagine, une bonne aubaine de lire d'abord les grandes lettres, et d'examiner ensuite les petites pour voir si ce sont les mêmes. »
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