Saturday, October 13, 2007

Citation du 13 octobre 2007

« Esope, ce grand homme, vid son maistre qui pissoit en se promenant : "Quoy donq, fit-il, nous faudra-il chier en courant ?" Mesnageons le temps ; encore nous en reste-il beaucoup d'oisif et mal employé. Notre esprit n'a volontiers pas assez d'autres heures à faire ses besongnes, sans se desassocier du corps en ce peu d'espace qu'il luy faut pour sa necessité. Ils veulent se mettre hors d'eux et eschapper à l'homme. C'est folie ; au lieu de se transformer en anges, ils se transforment en bestes ; au lieu de se hausser, ils s'abattent. »

MONTAIGNE - Essais livre III chap.XIII

Nous le savions déjà (cf. Post du 7 mai 2006) la rusticité de Montaigne est parfois surprenante, mais elle ne manque jamais de dire clairement les choses. Faut-il « chier en courant ? ». Avant de poser la question aux marathoniens, décryptons l’image.

On peut admettre que cela signifie : « Faut-il faire deux choses en même temps ? ». Mais comme Montaigne, justement, dit souvent plusieurs choses en même temps, il nous demande aussi de nous interroger : devons-nous cloisonner notre être de sorte que rien de ce qui concerne le corps ne soit présent lorsque nous nous consacrons au soins de notre esprit ? Pourquoi ne pas méditer alors même que notre corps est occupé à ses fonctions intimes ? J’en connais qui philosophent aux cabinets, et nul Esope n’est là pour le leur reprocher…

Mais on comprend bien que la préoccupation principale de Montaigne est de dénoncer cette prétention de l’homme à n’être qu’un pur esprit. Qui veut faire l’ange fait la bête dira Pascal se souvenant sans doute de ce passage des Essais. Et ce n’est pas seulement une question de « ménagement » du temps : c’est que l’homme n’est homme que dans sa totalité : il n’y a en lui aucune muraille de Chine pour séparer les fonction « supérieures » des fonctions « inférieures »

Prenons des exemples « softs » pour éviter le scabreux : chacun sait que la faim rend agressif ; les pensées du ventre affamé sont rarement sereines, et le jeûne, s’il est bon pour le salut de l’âme (1), ne l’est sûrement pas pour l’activité intellectuelle.

C’est Bichat qui décrivait «le bon fonctionnement du corps dans le silence des organes». (2) Oui, préoccupons-nous de notre corps afin qu’il nous fiche la paix le temps que nous puissions - enfin ! - penser.

En réalité, Montaigne est plus énergique : il ne faut pas réduire le corps au silence, pour qu’il nous laisse ne paix ; il faut admettre que cette âme, cet esprit, soient aussi ce qui mange, ce boit, ce qui…

(1) Notez que dans ce cas, on cherche tout de même bien à « faire l’ange »

(2) Mais déjà, l’adage romain : « Mens sana in corpore sano » (Juvenal).

1 comment:

Anonymous said...

Montaigne était sans doute moins "rustique" que la plupart des gens de son époque. Il faut absolument lire Norbert Elias (La civilisation des moeurs)pour voir comment en nous "civilisant", nous avons petit à petit rejeté de plus en plus loin tout ce qui touche aux excrétions corporelles : crachats, morve, urine, excréments et autres. Toutes choses qui ont tendance à nous répugner aujourd'hui, mais qui apparaissaient tout à fait naturelles à nos ancêtres (qui aimaient d'ailleurs en rire).