Il y a maintenant une doctrine de la morale, foncièrement erronée, doctrine surtout très fêtée en Angleterre : d'après elle les jugements "bien" et "mal" traduisent l'accumulation des expériences sur ce qui est "utile" et "inutile" ; d'après elle ce qui est appelé bien conserve l'espèce, ce qui est appelé mal est nuisible à l'espèce. Mais en réalité les mauvais instincts sont utiles, conservateurs de l'espèce et indispensables au même titre que les bons : - si ce n'est que leur fonction est différente.
Friedrich Nietzsche - Le Gai Savoir.
Ce que vise la critique de Nietzsche, c’est l’utilitarisme, qu’il associe à un instinct de survie de l’espèce, alors que cette doctrine de Bentham apparaît plutôt liée à une thèse sociale.
L’originalité de la position de Nietzsche est qu’il ne rejette pas cette thèse tout à fait. Bien au contraire : prenons là au sérieux dit-il, et constatons qu’elle ne fonctionne vraiment que si elle bénit aussi les mauvais instincts, ceux-là mêmes qu’elle est censée réprouver. Avarice, ambition, cruauté, agressivité… Qu’est-ce qui serait contraire à l’intérêt de l’espèce là dedans ? (1) Par contre supposez qu’on obéisse à l’adage imposant de tendre la joue droite quand on nous a frappés sur la gauche : combien de temps donnez-vous à l’humanité pour succomber ? Pire : si elle ne succombe pas, qui donc va survivre et s’imposer ?
Inutile d’accumuler les exemples : la morale n’a que faire de l’utile et de l’inutile ou si vous préférez de l’avantageux. Kant l’avait bien compris, qui disait : si un tyran exige de vous que vous fassiez un faux témoignage condamnant un innocent - sous peine d’être pendu vous même -vous allez lui obéir - peut être - mais vous saurez en même temps que votre devoir était de résister.
Simplement, on se tromperait en croyant que le héros est nécessairement celui qui, en se perdant lui-même, accomplit un acte avantageux pour la communauté.
Chez Nietzsche, l’acte moral est celui qui repousse les limites de l’humanité, celui dont la volonté se matérialise dans des actes inimaginables. Mais c’est aussi un acte strictement personnel dans la mesure où seul l’individu qui l’a accompli peut se reconnaître là-dedans.
(1) Voir Post du 18 mars 2007
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