Si le bonheur était dans les délectations du corps, nous
dirions que les bœufs sont "heureux", lorsqu'ils trouvent du bon
fourrage à manger.
Héraclite
Les animaux domestiques sont bien à plaindre. Non seulement
nous leur prenons tout (leur force, leur petit, leur lait, leur viande), mais
en plus ils sont méprisés et servent de repoussoir aux hommes pour monter la
pire animalité qui pourrait être en eux : le bonheur des sens. Non
seulement les bœufs dont selon Héraclite on pourrait envier le
« bonheur », mais aussi les pourceaux dont on disait autrefois que
les épicuriens avaient pour idéal de leur ressembler.
Si les bœufs sont heureux, alors pourquoi ne pas faire comme
eux ? Est-il méprisable de manger du foin ? Je sais bien qu’on dit de
quelqu’un qu’il est « bête à manger du foin » : et alors ?
Si le bonheur n’est pas dans la délectation du corps, alors où est-il ?
Dans la félicité de l’âme ? Mais alors que dire du corps ? Faut-il
croire que, quoiqu’il subisse, il n’empêche pas cette félicité ? Nous
voilà dans l’idéal stoïcien qui n’est en réalité bon que pour des dieux, qui
justement n’auraient pas de corps – ou si peu. Et puis, comment obtenir cette
félicité ? Faire comme Paul Valéry contemplant la mer : Ô récompense après une pensée / Qu’un long regard sur le calme des dieux!
(1)
Alors, disons-le tranquillement : aujourd’hui personne
ne prendrait la citation de Héraclite comme un blâme adressé à des hommes
corrompus. Car chacun place l’idéal d’une vie heureux dans la délectation des
corps. Vous en doutez ? Dites-moi si vous avez demandé autre chose à vos
vacances, et si, l’ayant obtenu, vous vous sentez déçu ? Danser toute la
soirée, étreindre un corps fin et musclé pour finir la nuit, retrouver les amis
autour de l’apéro sur la terrasse avant de recommencer encore et encore :
si vous deviez décrire le paradis, demanderiez-vous autre chose ?
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(1) Paul
Valéry – Le cimetière marin (à lire ici)
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