Henri Jeanson
Loin des yeux, près du cœur ? Est-ce pour cette
banalité que j’ai retenu cette citation ?
Peut-être, mais pas seulement. Car, s’il est vrai qu’on
aime lorsque les défauts de l’être aimé se sont estompés dans le lointain du
souvenir – et donc que ce sont les morts qu’on aime le plus – la dénonciation
de Jeanson est un peu plus cinglante.
C’est qu’on n’aime pas forcément – voire même du tout –
quand on dit qu’on aime. Je m’explique : certes quand je dis à la femme
qui est blottie contre mon épaule : « Chérie, je t’aime », ça
m’engage et si je ne le pense pas je me prépare bien des soucis, voire même des
remords si j’ai une conscience. Mais supposons qu’elle soit loin, très loin de
moi ; supposons que je lui écrive des lettres d’amour (comme on le faisait
autrefois) ; n’est-ce pas là que je vais imaginer les déclarations d’amour
les plus enflammées… mais aussi les plus sincères ? Quand nous lisons les
lettres qu’Apollinaire écrivait à Lou, ou Diderot à Sophie, qu’est-ce qui nous
frappe ? C’est bien sûr la force de cet amour, qui peut durer aussi
longtemps que durera cette correspondance, près de 15 ans dans le cas de Diderot.
(1)
Bref : on le devine, l’idée c’est que l’amour n’a
pas besoin de la présence de l’autre pour vivre. Il a besoin d’imagination, et
pour ça, il n’est pas nécessaire de faire appel au réel.
Alors, ça ne vous rappelle rien ? On prétend que
l’ère du numérique a disloqué les rapports humains, qu’au lieu de parler à nos
voisins réels, nous préférons parler à des amis virtuels, que les rapports
amoureux sont devenus à la fois plats et inauthentiques, avec cette appli GPS
qui nous permettent, au lieu d’accompagner notre copine qui fait les soldes, de savoir dans quel magasin elle est entrée.
Mais en réalité, en virtualisant les rapports humains, en
démultipliant les « amis » que vous ne rencontrerez jamais, peut-être
n’avez-vous pas seulement développé tous ceux qui sont pour vous des « prochains-lointains » ?
Peut-être avez-vous aussi découvert, sans même y songer, une nouvelle façon
d’aimer les gens ? N’y a-t-il pas dans ces amis, des gens avec les quels
vous avez de chauds et réconfortants échanges ? Des amis Facebook avec les
quels vous partagez plus de valeurs et de rêves qu’avec … certains de vos amis
retrouvés chaque jour à la machine à café ?
D’ailleurs, si jamais vous rencontriez vos amis-Facebook,
pensez-vous que ça donnerait quelque chose de plus ? Qu’en
savons-nous ? En tout cas personne ne réclame de rencontrer tous ces gens
avec qui on a d’affectueuses relations – virtuelles !
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(1) «
Qu’est-ce que les caresses de deux amants, lorsqu’elles ne peuvent être
l’expression du cas infini qu’ils font d’eux-mêmes? Qu’il y a de petitesse et
de misère dans les transports des amants ordinaires ! Qu’il y a de
charmes, d’élévation et d’énergie dans nos embrassements. » (Diderot – Lettre
du 2 juin 1759) Lisez donc ce Post qui consacre quelques lignes
à cette correspondance sous le titre : Monologue à deux voix
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