ARGAN – Voyez-vous la petite rusée? Oh çà, çà, je vous
pardonne pour cette fois-ci, pourvu que vous me disiez bien tout.
LOUISON – Oh! oui, mon papa.
ARGAN – Prenez-y bien garde, au moins; car voilà un petit
doigt qui sait tout, et qui me dira si vous mentez. […] Voilà mon petit doigt
pourtant qui gronde quelque chose. (Il met son doigt à son oreille.)
Attendez. Eh! Ah! ah! Oui? Oh! oh! Voilà mon petit doigt qui me dit quelque
chose que vous avez vu, et que vous ne m'avez pas dit.
LOUISON – Ah! mon papa, votre petit doigt est un menteur.
Molière – Le Malade
imaginaire Acte II Scène 8
Le rapport des doigts aux oreilles est assez
contradictoire : car si les doigts servent à boucher les oreilles pour
qu’elles n’entendent pas, le petit doigt, lui, sert à leur faire entendre les
secrets des autres, à condition qu’on l’introduise délicatement dans le conduit
auditif. C’est même pour cela qu’on l’appelle l’auriculaire.
(Image trouvée ici)
Je laisserai aux spécialistes (O.R.L. ?) le soin
d’éclairer cette mystérieuse contradiction et je m’en tiendrai au pouvoir du
petit doigt des adultes de révéler le secret des petits enfants.
On dira avec Serge Tisseron (1) que cette histoire de
petit doigt omniscient est quelque chose de ravageur : avant 2 ans
l’enfant est convaincu qu’il ne peut avoir de secret pour l’adulte qui s’occupe
de lui, que celui-ci a accès à toutes ses pensées. Il lui reste alors la
tentation de se détourner d’eux et se replier sur lui-même. Si tout va bien,
vers 3 ans il saura garder son secret en regardant l’adulte dans les yeux – en
disant tranquillement « mon papa,
votre petit doigt est un menteur ».
Si cette histoire de « petit doigt causeur »
est exemplaire, c’est parce qu’elle révèle l’importance du secret : c’est
par lui que la vie intime existe, c’est lui qui en garantit la sécurité. On
peut bien sûr partager toutes nos pensées – pour autant que ce soit possible –
avec l’ami ou la femme qu’on aime. Mais on est alors dans la liberté qui
consiste à divulguer nos secrets. Non à en être privé.
La pire des dictatures n’est-elle pas celle de Big
Brother, qui n’avait même pas besoin de « petit doigt » pour
connaitre les pensées intimes de ses sujets – les télécrans suffisaient.
--> Mais reste encore la question : à quoi bon
connaitre les pensées intimes des autres ? Qu’avons-nous à y gagner ?
Là encore, c’est Big Brother qui nous répond. Il ne
cherche pas uniquement à assurer sa sécurité : il veut aussi gouverner
leur intimité. Big Brother est le tyran qui veut être aimé de ses sujets.
Un peu comme le bourreau-sadique qui exige de sa victime
qu’elle lui dise merci et baise la main que la moleste.
La main… ou le petit doigt ?
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(1) Serge Tisseron, psychanalyste, dans Télérama du 15
août 2012, numéro consacré au secret.
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