Trop de lucidité dessèche; en sorte qu'une conscience délicate ne va jamais sans quelque aveuglement, sans l'ingénuité du cœur et la crédulité de l'esprit. C'est cette conscience que l'ironie des esprits forts impitoyablement pourchasse et neutralise.
Vladimir
Jankélévitch – Philosophie morale, La Mauvaise Conscience
Crédulité II
Que peut l’enfant que l’adulte ne peut pas ?
Poursuivant notre réflexion d’hier, disons avec Jankélévitch qu’il peut avec son ingénuité de cœur et sa crédulité
d’esprit faire preuve d’une délicatesse de conscience qui reste
inaccessible à l’esprit fort de
l’adulte.
Sous le terme d’esprit
fort, c’est l’attitude de l’ironiste qui est visée. En effet, l’ironie
n’est pas ici exactement cette espèce de moquerie ou de fausse naïveté par la
quelle on cherche à déstabiliser l’interlocuteur. C’est l’attitude de retrait de
celui qui recherche le défaut de la cuirasse, le non-dit dont on peut douter ;
mais c’est en même temps le manque de sérieux revendiqué qui autorise tous les
excès (1).
Bref – pour l’ironiste, toute affirmation est
intéressante dans la mesure seulement où elle permet d’ironiser, un peu comme
pour l’humoriste une situation ne vaut que si elle permet de placer un
calembour (ou comme on dit aujourd’hui une
vanne).
Jankélévitch suppose que nous savons tout ça. Et donc ce
qu’il a à nous dire c’est autre chose : à l’opposé de l’ironie, la crédulité
est ce qui accompagne une qualité de la conscience (pour ne pas dire de l’âme)
dont on dira qu’elle est ouverte à l’imaginaire, au merveilleux
quotidien : c’est à leur évidence que l’adulte se refuse. Les enfants par
contre sont spontanément des poètes, c’est-à-dire des créateurs.
Vue comme ça, la crédulité est un effet secondaire de la
poésie enfantine. Alors certes, à force de voir ce que nous, adultes, ne voyons
pas et d’imaginer ce qui nous échappe, l’enfant oublie le réel qui est notre
seul milieu : pour lui il est normal que les animaux parlent et que les
bateaux aillent sur l’eau grâce à leurs jambes. Naïve crédulité ?
Peut-être, mais c’est la condition pour libérer le potentiel de l’imagination.
(2)
Et nous, pouvons-nous espérer cumuler le réalisme de
l’adulte avec l’ingénuité de l’enfant ?
--> Bien sûr que c’est possible ! Vous n’avez
qu’à écrire votre lettre au Père Noël, et mettre l’adresse du Percepteur sur
l’enveloppe. Fastoche !
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(1) Notons au passage que Descartes avec son doute
systématique (celui qu’il nommait « hyperbolique »)
aurait pu être un ironiste. Mais le doute de Descartes est trop sérieux pour
ça : il est une exigence de preuve, non un désir de l’emporter dans une
joute orale.
… Et en plus, depuis Socrate, on sait que l’ironie, ça
finit mal !
(2) Rappelons que Descartes voyait dans l’admiration l’autre caractéristique de l’âme
enfantine qui porte à l’étonnement plutôt qu’à la crédulité (« L'admiration
est une subite surprise de l'âme, qui fait qu'elle se porte à considérer avec
attention les objets qui lui semblent rares et extraordinaires » Tr. Des passions
de l’âme Art. 70 – voir ici). A la différence de la crédulité qui est liée à l’imagination,
l’admiration est condition de la connaissance.
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