Chacun, à toute minute, tue le mandarin ; et la société
est une merveilleuse machine qui permet aux bonnes gens d'être cruels sans le
savoir.
Alain – Propos (27 décembre 1910)
Tuer le mandarin :
dans ce passage (cité en Annexe), Freud explique le sens de cette
formule : il s’agit de dire que chacun accepterait d’un cœur léger de
provoquer la mort d’un homme qu’il ne connaitrait pas, qu’il ne verrait jamais.
Alain modifie le propos en l’aggravant : non
seulement c’est à toute minute que
chacun tue le mandarin, mais encore
c’est avec la complicité de la société, merveilleuse
machine qui permet aux bonnes gens d'être cruels sans le savoir – société qui
sans doute y puise l’une de ses conditions d’existence.
Ceci nous permet de revenir sur l'expérience de Milgram – Comme on se le rappelle sans doute celle-ci réunit trois
individus : l’un qui joue le rôle de l’expérimentateur ;
l’autre qui joue le rôle du compère-victime,
le troisième qui est effectivement le sujet
naïf. Cette expérience consiste à tester la force de l’obéissance à
l’autorité chez un sujet qui reçoit l’ordre d’envoyer une décharge électrique
(qu’il ne sait pas être fictive) à la pseudo-victime qui crie et demande grâce.
On connait la suite (à lire ici) : cette expérience est supposée tester la
soumission à l’autorité (sous en tendu : les bourreaux nazis étaient
peut-être des gens comme vous et moi).
Soit. Mais si cette expérience testait en réalité d’abord
l’indifférence au malheur des autres ? Ma victime crie ? Bon – et
alors ?
Considération morale ? Oui, certes. Mais il y a
pire : selon Alain, c’est une considération de psychosociologie : la
société ne pourrait exister sans cette merveilleuse indifférence aux autres
qu’elle cultive et dont elle tire parti pour rendre possible l’exploitation de
l’homme comme source d’enrichissement et donc de progrès social (1).
Et les œuvres charitables que nous réalisons ? Et
les associations caritatives auxquelles nous donnons temps et argent ? Ne
seraient-elles que des moyens de nous faire pardonner d’être riches au
détriment des pauvres ?
Est-ce une misanthropie abusive de parler d’une telle
indifférence ? En tout cas, c’est une façon de dire que si nous sommes (un
peu) plus riches que les plus pauvres, c’est peut-être parce que nous avons
pris notre avantage sans nous soucier de ceux qui vivent dehors et qui n’ont
rien – pas même de quoi se laver, pas même de quoi manger ni s’habiller
décemment – sans avoir à nous en considérer
responsables :
- C’est la société qui l’a voulu : c’est pas
moi !
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(1) Rappelons que même Marx reconnaissait au capitalisme
un rôle dans le progrès de la société – voire même dans le processus
civilisateur.
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Annexe – « Dans le Père Goriot, Balzac cite un
passage de Rousseau, dans lequel celui-ci demande au lecteur ce qu'il ferait
si, sans quitter Paris et, naturellement, avec la certitude de ne pas être
découvert, il pouvait, par un simple acte de volonté, tuer un vieux mandarin
habitant Pékin et dont le mort lui procurerait un grand avantage. Il laisse
deviner qu'il ne donnerait pas bien cher pour la vie de ce dignitaire. Tuer le
mandarin est devenu alors une expression proverbiale de cette disposition
secrète, inhérente même aux hommes de nos jours. » Freud, Considérations
actuelles
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