… je ne sais pas posséder. Ce que j’ai, et qui m’est
toujours offert sans que je l’aie recherché, je ne puis rien en garder. Moins
par prodigalité, il me semble, que par une autre sorte de parcimonie : je suis
avare de cette liberté qui disparaît dès que commence l’excès des biens.
Albert
Camus – Préface de L'Envers et L'Endroit
Commentaire
II
« Ce que j’ai, et qui m’est toujours offert sans que je
l’aie recherché » : je force un peu le propos et je comprends : tout ce que je reçois est don et jamais dû.
Voilà une occasion de dire que tel est ma disposition
d’esprit, et que je considère que c’est une vertu que la nature m’a généreusement
accordé à la naissance et qui ne m’a jamais quitté depuis.
Peut-être, cher lecteur, sursautes-tu en lissant cela. Peut-être
estimes-tu que celui qui affirme une pareille chose est un pigeon, qu’on
peut le dépouiller ou du moins le priver de ce à quoi il a droit,
puisque rien ne lui est dû. Voilà me dira-t-on : tu travaille dur pour
celui qui t’a embauché – et au moment de te payer il te donne le tiers de ce
qui avait été convenu et il te chasse si tu réclames. Est-ce une vertu que
te partir le cœur léger ? Les ouvriers népalais sur les chantiers Qatari
ont subi ce sort et on les considère comme victimes d’un esclavage moderne.
Qu’on s’entende bien : comme Camus, c’est d’abord par
désintérêt pour la propriété que je pense qu’on ne me doit rien : en
clair je ne subordonne pas l’intérêt de ma tâche à l’argent qu’on veut la
payer. Malgré tout, il ne s’agit pas de tenir pour rien le contrat qui me lie
aux autres par le travail : si on a dit que ce travail-ci vaut tant, eh
bien qu’on ne me refuse est scandaleux. Ce dont je parle concerne plutôt des
dons que la vie accorde – ou refuse – pendant notre existence. L’amitié,
l’intérêt pour mon travail (en dehors de la question du salaire comme on vient de le
dire), la preuve d’affection, je reçois tout cela comme une grâce et non comme quelque
chose qui va de soi.
Ne pas le recevoir est moins bien mais ce n’est pas une
tristesse ; le recevoir est un bonheur. Du point de vue épicurien une
telle disposition est bien une vertu.
No comments:
Post a Comment