Il faut bien prendre garde d'inspirer aux hommes trop de mépris de la mort: par là, ils échapperaient au Législateur.
Montesquieu - Mes Pensées, 1736
«mépris de la mort »… En octobre 1944, lorsqu’à la bataille du golfe de Leyte, les premiers avions suicides japonais se sont écrasés sur les navires américains, en envoyant une quarantaine par le fond, ce fut la stupeur. Sans doute l’impacte des attentats du 11 septembre 2001 a-t-il été accentué par la reprise de cette technique de l’attaque suicide avec avions.
Que faire contre un ennemi qui affronte la mort de cette façon ? Bien entendu, la mort n’apparaît ici que comme un passage vers un au-delà bienheureux réservé aux braves qui se sacrifient ainsi (voir message du 29 janvier 2007).
Montesquieu, toujours aussi pragmatique, ne perd pas son temps en spéculations métaphysiques. Sa thèse est bien plus proche de notre quotidien : seule la peur - en en particulier la peur de la mort - peut contraindre les hommes à obéir aux lois.
On peut le regretter mais on ne parviendra pas avant longtemps à inspirer le respect des lois par la seule considération du bien et du mal. C’est en terme d’avantages et d’inconvénients que l’obéissance est évaluée, et la désobéissance sera choisie par ceux qui n’y trouvent aucun désavantage : c'est un des aspects les plus connus de l'utilitarisme.
Quel désavantage y a-t-il à désobéir ? Celui d’être puni. Est puni celui qui subit, du fait de sa faute, une souffrance, et en particulier qui est privé de sa liberté, voire même de sa vie. Mais quelle punition infliger à celui qui n’a rien ? A celui qu’on a spolié de tout ? Celui dont on a massacré la femme et les enfants, celui qu’on a enfermé dans un camps pour réfugiés, ou qui est né là, sachant qu’il n’en sortira jamais ? A celui dont la vie n’est que souffrances et misères ? Qu’est-ce qu’il a à perdre celui-là ? Et si il a une chance sur mille d’améliorer sa condition s’il commet un forfait abominable, pourquoi est-ce qu’il n’essaierait pas ? Et si des généraux, des prêtres, des ayatollahs le persuadent qu’après son sacrifice il ira vers les verts jardins ou les vierges d’Allah, qu’est-ce qu’il a à perdre à essayer ?
Il est donc impossible d’imposer le respect des lois à ceux qui n’ont pas de présent et encore moins d’avenir.
Vous voulez la sécurité ? Inutile de durcir les peines. Faites que chacun ait quelque chose à perdre à commettre un forfait.
6 comments:
Je me demandais si cette absence de peur de la mort, et ce vide de toutes choses à perdre peut être rapproché aux Cyniques ?
En effet, de ce que j'en sais (j'ai relut vite fais ceci pour me rafraichir la mémoire) les cyniques se contentent du minimum vital, et se libère de tout choses qui les empêcheraient de ne pas supporter tous les malheurs afin d'accéder à la vertu. Ce philosophie me semble très proche de ce que vous décrivez là.
D'apres cette explication, de nombreux rescapes des camps en 1945 n'avaient plus rien a perdre ... et pourtant on compte zero bus de civils allemands sautes a l'attentat suicide au lendemain de la guerre.
Je me demandais si cette absence de peur de la mort, et ce vide de toutes choses à perdre peut être rapproché aux Cyniques ?
- C’est une remarque très juste et qui pointe une lacune de mon bref exposé.
Je me suis situé dans l’optique du désespoir ; quand on nous a volé l’avenir, c’est à dire l’espoir soit de continuer comme aujourd’hui, soit de retrouver nos plaisirs passés, soit de réaliser des projets futurs. C’est le cas des malheureux dont j’évoquais la cas.
Les Cyniques quant à eux cherchent effectivement à ne plus rien avoir à perdre, mais c’est dans la volonté de ne dépendre de personne (personne qui serait nécessaire pour conserver ce qu’ils ont). C’est l’auto-suffisance autarcique qui donne au sage sa sérénité (= Socrate, traversant le marché d’Athènes et disant à ses amis : « Que de choses dont je n’ai pas besoin ! »)
De plus j’étais dans la perspective d’une évaluation des avantages que nous apporte la société. Si elle nous prend plus qu’elle ne nous donne, alors à quoi bon jouer le jeu du bon citoyen ? Mais ça, c’est en-dehors de toute référence possible aux Cyniques, parce que ce sont des individualistes.
D'après cette explication, de nombreux rescapés des camps en 1945 n'avaient plus rien a perdre ... et pourtant on compte zéro bus de civils allemands sautes a l'attentat suicide au lendemain de la guerre.
- Je ne suis pas sûr d’avoir bien compris votre remarque. Vous voulez dire que les rescapés des camps de la mort, ayant tout perdu - sauf la vie - auraient pu - auraient dû - se venger du peuple allemand déconfit ? Si telle est bien votre pensée, voici deux remarques :
1 - Dans mon Post, j’évoquais des gens à qui on a tout pris et tout refusé, et qui n’ont aucune raison de respecter les lois,
- soit par nihilisme (les maîtres n’ont pas de valeurs à proposer à leurs esclaves),
- soit dans l’espoir que leurs crimes serviront à améliorer leur situation (les lois ne peuvent que les maintenir dans leur sujétion)
- soit pour se venger ou pour détruire leur ennemi.
2 - C’est dans cette dernière hypothèse que se situe votre remarque. Mais ce qui a toujours frappé, c’est l’absence de révolte des déportés contre les SS dans les camps eux-mêmes et alors que c’était le seul l’espoir d’en sortir vivant : à une exception près ces soulèvement de déportés n’ont pas eu lieu. Et bien sûr la vengeance contre les allemands relevait de cette perspective : elle n’a pas eu lieu non plus. Pourquoi ? Sans doute parce qu’il y a un mécanisme psychologique dont je n’ai pas parlé ici, qui fait que la violence abat souvent toute la force psychologique au point que même la révolte comme self-défense disparaît.
Reste que la résistance à l’oppression allemande a bien existé chez les Juifs même après la guerre. Mon professeur de morale, Vladimir Jankélévitch, que tout le monde adulait, avait interdit absolument à tous ses maîtres-assistants de faire référence à Heidegger. Lui-même - alors même qu’il empruntait largement à ce philosophe - taisait ce nom abominé de la philosophie jugée par lui - et par d’autres - nazie.
Oui, rappelons que les révoltes ont bel et bien existé dans les camps nazis (Treblinka, le Sonderkommando d'Auschwitz en 1944, etc.). Mais il n'en demeure pas moins que tout était fait pour ôter toute capacité de révolte aux détenus. C'est ce qu'analysent très bien Primo Lévi et Hannah Arendt notamment.
Petit aparté : je vous conseille le film Old Boy sur l'enfermement, la perte de tout espoir et sur le thème plus génral de la vengeance.
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