Thursday, June 07, 2007

Citation du 8 juin 2007

Je n'ai pour ainsi dire jamais été trompé par les gens, par des lettres toujours et cette fois ce n'est pas par celles des autres, mais par les miennes. […]

Kafka - Journal - Prague , début avril 1922.
Voir ci-dessous l’ensemble de l’extrait.

Terrible Kafka… Dans la plus simple, dans la plus familière de nos conduites, je veux dire : la correspondance, il découvre le chancre de la déshumanisation. Lorsque nous prétendons retrouver nos amis grâce à notre correspondance, nous ne faisons que construire une illusion de plus, nous produisons des être fictifs (les fantômes) : ils communiquent entre eux. Ce qui compte c’est le corps. La présence corporelle des autres certes mais aussi de soi-même face aux autres

J’ai choisi de mettre le texte en annexe, afin de ne pas avoir à tout re-dire avec mes mots, de ce qu’il dit si bien avec les siens. Ce n’est pas seulement à des destinataires imaginaires qu’on écrit (voir l’exemple de Flaubert (1)) : c’est aussi soi-même qu’on invente lettre après lettre, comme si les affirmations, les positions qu’on y prenait dessinaient les contours d’une personnalité fictive qui finit par supplanter notre personnalité réelle si jamais nous arrivons à y croire nous-mêmes. Mais il faudrait aussi y ajouter tout ce qui pourrait arriver dans la réalité et qui n’existe ici que par le langage. Les baisers écrits ne parviennent pas à destination, les fantômes les boivent en route. Là encore qu’ajouter à une pareille formule ?

On a inventé nous dit Kafka toutes sortes de moyens pour nous rencontrer : chemin de fer, auto, aéroplane. Oui. Mais on a inventé dans le même temps le télégraphe et le téléphone (2) - Kafka considère que la présence physique ne peut être remplacée par la communication verbale - même orale - si elle se fait dans l’abstraction d’une voix désincarnée (téléphone). Tous ces moyens de communications au lieu de nous rapprocher des autres, nous éloignent de nous mêmes, parce qu’ils nous permettent de nous construire comme fiction, une fiction qui tient parce que tout passe ici par le langage. Nous évoquions ici même (3) les raisons qui poussent les internautes à communiquer à travers Blogs, liste de diffusion, forum, bref tout ce qui est « interactif ». Le besoin de s’adresser à quelqu’un, de rompre la solitude du mangeur de pizza devant son écran…

La communauté du Net… La Blogosphère…

Kafka hausse les épaules : des fantômes qui parlent à des fantômes, dit-il.

(1) Voir le Post du 17 mai 2007

(2) Il faudrait y ajouter le Net

(3) Post du 21 janvier 2007

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KAFKA - Prague , début avril 1922.
" Je n'ai pour ainsi dire jamais été trompé par les gens, par des lettres toujours et cette fois ce n'est pas par celles des autres, mais par les miennes. Il y a là en ce qui me concerne un désagrément personnel, sur lequel je ne veux pas m'étendre, mais c'est un malheur général La grande facilité d'écrire des lettres doit avoir introduit dans le monde -- du point de vue purement théorique -- un terrible désordre des âmes : c'est un commerce avec des fantômes, non seulement avec celui du destinataire, mais encore avec le sien propre ; le fantôme grandit sous la main qui écrit, dans la lettre qu'elle rédige, à plus forte raison dans une suite de lettres où l'une corrobore l'autre et peut l'appeler à témoin. Comment a pu naître l'idée que les lettres donneraient aux hommes le moyen de communiquer ? On peut penser à un être lointain, on peut saisir un être proche : le reste passe la force humaine. Ecrire des lettres, c'est se mettre nu devant les fantômes, ils attendent ce moment avidement. Les baisers écrits ne parviennent pas à destination, les fantômes les boivent en route. C'est grâce à cette copieuse nourriture qu'ils multiplient si fabuleusement. L'humanité le sent et lutte contre le péril ; elle a cherché à éliminer le plus qu'elle pouvait le fantomatique entre les hommes, elle a cherché à obtenir entre eux des relations naturelles, à restaurer la prix des âmes en inventant le chemin de fer, l'auto, l'aéroplane ; mais cela ne sert plus à rien ; l'adversaire est tellement plus calme, tellement plus fort ; après la poste, il a inventé le télégraphe, le téléphone, la télégraphie sans fil. Les esprits ne mourront pas de faim, mais nous, nous périrons. "

5 comments:

Anonymous said...

"les contours d’une personnalité fictive qui finit par supplanter notre personnalité réelle si jamais nous arrivons à y croire nous-mêmes."

Que c'est vrai. Que cela s'applique bien au net. J'ai été un "no life" d'irc (internet relay chat) pendant 3 ans. La rupture et le retour a la société physique (notamment de l'autre "inconnu" et pas seulement des proches) fût dure, effrayante même.
Pour autant je suis encore aujourd'hui considéré comme une "élite" du net (la communauté 1337), mon personnage sur le net vit une vie qui lui est propre. Lucius est une entité qui à son caractère, sa réputation, sa vie propre. Il représente un certain nombre de chose pour un certain nombre de personne. Je continues a l'alimenter, mon frêre virtuel, car aprés avoir été lui ou je l'ai aimé, je suis en dehors de lui, mais je l'aime toujours.

M'a t'il donné certaine force ? M'a t'il appris des choses ? Une introspection personnelle proche d'une nouvelle forme de schizophrénie : Le dédoublement de personnalité virtuel.

Kafka qui je crois n'a pas connu Internet aurait surement été horrifié des mécanismes du Web 2.0 :o

Une joli citation et une analyse plus que pertinente, merci Monsieur Hamel, je suis positivement charmé.

Mylagan said...

Joli texte de Kafka. Il serait peut être en bons termes avec un certain monsieur Dave Bary dont voici deux citations :
"Les ordinateurs ont le pouvoir de transformer notre monde en un monde qui nous est tout à fait étranger."
"Comment réagiraient nos ancêtres si on leur présentait un ordinateur moderne ? Ils parviendraient probablement à le dompter à coups de pierres. Ils étaient beaucoup plus futés que nous le pensons."

Certains progrès...en sont-ils vraiment ?

Jean-Pierre Hamel said...

Merci pour vos deux commentaires : j’y apprend autant que j’espère apprendre aux autres par mes messages.
Voilà au moins une fonction positive de la communication que Kafka ne pourrait pas dénigrer.

Mylagan said...

Personnellement, même si vous torturez mes neurones, vous me faites découvrir beaucoup de choses, c'est pour cette raison que j'essaie de ne pas rater une de vos "leçons" (et j'apprécie particulièrement quand les explications sont...simples :))
Et c'est vrai, bien souvent je vois plus le côté sombre d'internet que son côté positif.

Anonymous said...

Moi je vois le côté positif en majorité. J'adore le net et ce que ca peut receler de bonnes choses. C'est grace au site "copain d'avant" que j'ai re-rencontré la femme de "ma vie" (*espere*).

L'important, je dirais, c'est de garder le net en esclave et non pas être esclave du net.