La Reine se leva d’un bond en hurlant : “Il est en train de tuer le temps ! Qu’on lui coupe la tête !”
– Quelle horrible cruauté ! s’exclama Alice.
– Et depuis ce jour-là, continua le Chapelier d’un ton lugubre, le Temps refuse de faire ce que je lui demande ! Il est toujours six heures à présent. »
Alice eut une idée lumineuse. « Est-ce pour cela qu’il y a tant de tasses à thé sur la table ? demanda-t-elle.
– Oui, c’est pour cela, répondit le Chapelier en soupirant ; c’est toujours l’heure du thé, et nous n’avons donc jamais le temps de faire la vaisselle.
Lewis Carroll - Alice au pays des merveilles chapitre VII
Lewis Carroll est l’homme de toutes les ambiguïtés : celle de sa sollicitude pour les petites filles, considérée souvent comme douteuse pour ne pas dire perverse (1) ; celle d’un conte pour les petits enfants, alors que des apories logiques et philosophiques y affleurent constamment.
En témoigne cet extrait du chapitre VII, intitulé «Un thé chez les fous».
La situation est la suivante : Alice arrive chez le Chapelier : devant elle une table – immense – Sur la table : des tasses remplies de thé – innombrables – Autour de la table : quelques convives qui boivent leur tasse, passent à la place voisine et boivent une autre tasse – et ainsi de suite. C’est toujours l’heure du thé, et nous n’avons donc jamais le temps de faire la vaisselle.
Le temps suppose l’écoulement, il n’existe que parce qu’il passe, que l’instant présent comporte une entrée par laquelle l’instant suivant s’engouffre ; et une sortie par la quelle l’instant précédent est évacué. Sans cela, le temps est saccade, répétition : on n’a pas la possibilité d’y réaliser quoique ce soit, parce que, quoi qu’on fasse, même la vaisselle suppose une changement.
Alors, on s’interroge usuellement sur la personnalité de Lewis Carroll : comment peut-on articuler le mathématicien austère et le créateur à l’imagination débridée ? Je pense quant à moi qu’il y a une autre question plus facile à étudier et sans doute plus intéressante qui est : comment peut-on faire aller ensemble la logique – ou la philosophie – et les jeux pour enfants ?
Avouez par exemple que si vous aviez le choix entre un cours de philo sur le temps et ce chapitre d’Alice, c’est ce dernier que vous choisiriez (2).
Même si vous n’êtes pas une petite fille.
(1) Qu’on se reporte aux photos qu’il réalisa en particulier d’Alice Liddell, son « inspiratrice » de 7 ans. Voir aussi ceci
(2) Vous auriez pu aussi choisir un poème de Louis Aragon (cf. Post du 2 ou du 3 novembre)
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