Mais les ouvrages les plus courts / Sont toujours les meilleurs. En cela, j'ai pour guides / Tous les maîtres de l'art, et tiens qu'il faut laisser / Dans les plus beaux sujets quelque chose à penser.
La Fontaine – Les Lapins, Livre X, fable 14
(Discours à Monsieur
le duc de La Rochefoucauld)
Commentaire II
Mes lecteurs attentifs doivent être impatients de savoir
comment je vais me justifier aujourd’hui. Comment je vais arriver à m’excuser
d’avoir, dans mon Post d’hier, passé à l’as le dernier vers de notre
citation ; d’avoir fait comme si La Fontaine n’y expliquait pas que
la brièveté de l’œuvre était conditionnée non par un travail de concentration
de l’expression, mais au contraire par sa dispersion, sa dissémination – en bref,
qu’elle était faite de lacunes.
Ces lacunes de l’expression sont parfois l’expression de
l’embarras de l’esprit qui s’essouffle à dire ce qu’il pense confusément :
d’où l’emploi dans le parler « djeun » de la préposition – voilà.
Mais nous n’en sommes pas là. Il s’agit, dit La Fontaine,
de ces lacunes voulues et machinées pour permettre au lecteur de dire lui-même
ce que l’auteur n’a pas voulu formuler. Il s’agit donc d’une ellipse, ménagée
intentionnellement, qui devrait être notée à l’écrit par des points de
suspension.
Mais la question est : pourquoi ne pas tout
dire ? Pour renforcer l’argument, en demandant à l’interlocuteur de dire
lui-même ce qu’on veut lui faire accepter ?
Peut-être – Mais là n’est pas l’essentiel. Ce qu’il faut
c’est laisser / Dans les plus beaux sujets quelque chose à penser. Ces lacunes ne
sont pas des ruses rhétoriques. Elles sont une générosité philosophique :
donner à penser et non contraindre la pensée.
C’est un peu comme ces compositeurs qui envoyaient un
thème musical à leurs amis pour voir quelles variations ils allaient en
tirer : les Variations Diabelli
en sont un exemple (1).
En tout cas, il faut dire que le secret de la pédagogie
de la philosophie est là : il faut laisser des trous dans l’exposé de la pensée
non pour piéger le malheureux qui viendrait y buter, mais pour laisser une
échappatoire à la pensée.
C’est donc bien ce qu’on disait : donner à penser et
non contraindre la pensée.
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(1) « En 1819, Diabelli, un éditeur et compositeur
bien connu, a écrit et envoyé une courte valse à tous les compositeurs
importants de l'Empire d'Autriche leur demandant d'en écrire une variation… »
(Wikipédia). Celles qu’a composées Beethoven sont les seules connues
aujourd’hui.
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