Que la concurrence vitale intestine ou intérieure ne
s'impose pas à l'homme sociable ou que ce dernier puisse s'en affranchir, c'est
ce que suffirait à établir la société même créée par l’homme. Qui dit société
dit rapports fondés sur la communauté des
intérêts. C'est la solidarité
"l'aidons-nous les uns les autres" qui se substitue à l'antagonisme,
au "tue-moi ou je te tue" de l'homme, qui a permis à l'homme devenu
social de triompher dans la lutte - celle-ci nécessaire - qu'il lui a fallu
soutenir contre tout ce qui n'était pas lui, contre les forces organiques et
inorganiques de la nature ennemie.
Jules
Guesde, En Garde ! (1911)
Les idées sont souvent comme les pendules dont le balancier
en mouvement permanent oscille d’une position extrême à l’autre.
Guesde part de l’origine de la société, du principe qui l’a
fondée et qui perdure encore aujourd’hui. Ce principe est la communauté des intérêts que Guesde
traduit hardiment en solidarité. Du
coup la coopération l’emporte sur l’affrontement, hissant les relations
humaines jusqu’à la socialisation. Notons que cet effet hautement moral ne
repose pas sur des valeurs qu’il serait de notre devoir d’observer, mais sur
l’instinct individuel de survivre qui trouve satisfaction dans la communauté humaine
en lutte contre la nature ennemie. La compétition entre les hommes, au lieu
d’être conçue comme un stimulant pour la force productive des individus, est
définie comme l’effet de l’antagonisme qui les oppose, et donc comme ce qui dilue
le groupe social, le condamnant à la défaite face aux forces hostiles de la
nature. C’est ainsi que lorsqu’un cyclone ravage les Caraïbes, les petites iles
indépendantes mettent beaucoup plus longtemps à s’en relever que les Antilles
françaises soutenues par la solidarité de la Nation toute entière.
2016 : après avoir chargé la concurrence de tous les
péchés, nous voici parvenu à l’autre bout du mouvement de balancier : de
nos jours, la concurrence est devenue la condition du développement, mot qu’on
prend dans son sens absolu, qui contient non seulement le progrès économique
mais aussi celui du bien-être, de la santé, voire même de la civilisation. Les
économistes américains ont imposé leur vision de l’Homme : c’est un être certes
égoïste mais aussi rationnel. Comme le dit Jules Guesde,
son égoïsme l’oppose à ses semblables : dans l’organigramme de
l’Entreprise, l’important c’est d’être le meilleur vendeur du mois, et tant pis
pour les autres ; mais étant également rationnel, notre super vendeur sait
bien que sans un esprit d’équipe minimum, l’entreprise va flancher, et donc qu'il ne
pourra pas continuer à vendre, ni à gagner le concours du mois.
Toutefois, ce principe de fractionnement,
d’individualisation, peut dans le même mouvement se retourner en son
contraire : pour l’emporter sur les autres entreprises, pour être le
meilleur, il faut aussi considérer que l’absorption des concurrents est une
bonne chose. Au lieu de jouer la carte de Thanatos (le Thanatos freudien qui détruit en dispersant), voici l’entreprise
qui obéit à l’instinct de vie (l’Eros
freudien qui veut agréger le maximum d’éléments dispersés) : la
concurrence capitaliste procède par digestion de la concurrence en non par
démembrement.
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