Je pense
qu'il me fallut environ deux minutes pour finir de vider ma vessie. Pendant ce
temps, j'entendais le Boléro en fond musical. C'était une étrange expérience de
pisser en écoutant le Boléro de Ravel. Il me semblait que j'allais pisser
éternellement.
Haruki Murakami – La Fin des Temps
Je recommande à mes
lecteurs d’écouter le Boléro de Ravel tout en lisant ce billet et même qu’ils
regardent cette vidéo avant de le lire : il s’agit du film de Patrice
Leconte intitulé « Le batteur
du Boléro de Ravel », comprenez : le joueur de caisse claire qui se
trouve rivé à son rythme obstiné pendant que l’orchestre développe son thème
obsédant et son hallucinant crescendo. (NB – Cette vidéo interprète une
adaptation de l’œuvre de Ravel : dans la réalité elle dure environ 17
minutes et non 8 comme ici)
Il y a des
messieurs qui méditent en pissant, exercice facilité par une prostate
vieillissante : les voilà obligés de prolonger leur miction pendant deux
minutes : ça leur donne le temps de réfléchir à l’éternité, tout en
écoutant ce fichu Boléro de Ravel.
Donc voilà
notre auteur occupé à sa petite affaire et qui, parce qu’il entend ce fond musical,
a d’un coup l’intuition de l’éternité : « Je vais être obligé de
pisser éternellement ». Bien sûr la construction en ostinato du boléro, qui donne l’impression de ne devoir jamais
prendre fin, est la cause de cette représentation, mais je voudrais faire quand même deux observations :
- La première
concerne ce Boléro : Ravel emploie en effet le principe de la répétition
du même thème, mais à l’inverse de ce qui se passe dans les compositions qui
l’emploient usuellement (tels les canons), il y a ici une variation d’intensité
tout au long de la composition, qui va
fortissimo du début à la fin, pour s’achever dans une tension maximum et une
sorte d’apocalypse finale. Logiquement, si Murakami avait libéré sa vessie sur
ce final il aurait dû la sentir exploser.
- Mais
surtout, l’éternité ne peut être perçue qu’à travers la répétition à l’identique
du même élément. C’est ainsi que Platon décrivait ce processus dans le
Timée : « … l’auteur /de
l’univers/ s'est préoccupé de fabriquer une certaine imitation mobile de
l'éternité et, tout en organisant le Ciel, il a fait, de l'éternité immobile et
une, cette image éternelle qui progresse suivant la loi des Nombres, cette
chose que nous appelons le Temps /…/ Les jours et les nuits, les mois et les
saisons n'existaient point avant la naissance du Ciel, mais leur naissance a
été ménagée, en même temps que le Ciel a été construit. Car tout cela, ce sont
des divisions du Temps » (37d-38a).
On a compris
que cette division indéfiniment répétée n’est autre que le mouvement circulaire
des étoiles dans le ciel. L’un intuitionne l’éternité en pissant (1), l’autre
en regardant les étoiles : chacun son monde. Mais le résultat est le
même : l’être qui vit et meurt ne peut avoir de l’éternité qu’une image
mobile, figurée par l’éternel recommencement soit du circuit des étoiles dans
le ciel, soit du rythme du Boléro.
Cellule rythmique du Boléro
de Ravel
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(1) Pour ceux
qui aiment les défis, on peut évoquer celui qui consisterait à dégager le
rapport entre le flux du jet d’urine, identique et indifférencié du début à la
fin, et la scansion surajoutée des mesures rythmiques : J’ai pissé pendant 33 mesures du Boléro (ou
22, ou 44 – ad libitum) …
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