Sunday, April 10, 2016

Citation du 11 avril 2016

Je pense qu'il me fallut environ deux minutes pour finir de vider ma vessie. Pendant ce temps, j'entendais le Boléro en fond musical. C'était une étrange expérience de pisser en écoutant le Boléro de Ravel. Il me semblait que j'allais pisser éternellement.
Haruki Murakami – La Fin des Temps
Je recommande à mes lecteurs d’écouter le Boléro de Ravel tout en lisant ce billet et même qu’ils regardent cette vidéo avant de le lire : il s’agit du film de Patrice Leconte intitulé  « Le batteur du Boléro de Ravel », comprenez : le joueur de caisse claire qui se trouve rivé à son rythme obstiné pendant que l’orchestre développe son thème obsédant et son hallucinant crescendo. (NB – Cette vidéo interprète une adaptation de l’œuvre de Ravel : dans la réalité elle dure environ 17 minutes et non 8 comme ici)
Il y a des messieurs qui méditent en pissant, exercice facilité par une prostate vieillissante : les voilà obligés de prolonger leur miction pendant deux minutes : ça leur donne le temps de réfléchir à l’éternité, tout en écoutant ce fichu Boléro de Ravel.
Donc voilà notre auteur occupé à sa petite affaire et qui, parce qu’il entend ce fond musical, a d’un coup l’intuition de l’éternité : « Je vais être obligé de pisser éternellement ». Bien sûr la construction en ostinato du boléro, qui donne l’impression de ne devoir jamais prendre fin, est la cause de cette représentation, mais je voudrais faire quand  même deux observations :
- La première concerne ce Boléro : Ravel emploie en effet le principe de la répétition du même thème, mais à l’inverse de ce qui se passe dans les compositions qui l’emploient usuellement (tels les canons), il y a ici une variation d’intensité tout au  long de la composition, qui va fortissimo du début à la fin, pour s’achever dans une tension maximum et une sorte d’apocalypse finale. Logiquement, si Murakami avait libéré sa vessie sur ce final il aurait dû la sentir exploser.
- Mais surtout, l’éternité ne peut être perçue qu’à travers la répétition à l’identique du même élément. C’est ainsi que Platon décrivait ce processus dans le Timée : « … l’auteur /de l’univers/ s'est préoccupé de fabriquer une certaine imitation mobile de l'éternité et, tout en organisant le Ciel, il a fait, de l'éternité immobile et une, cette image éternelle qui progresse suivant la loi des Nombres, cette chose que nous appelons le Temps /…/ Les jours et les nuits, les mois et les saisons n'existaient point avant la naissance du Ciel, mais leur naissance a été ménagée, en même temps que le Ciel a été construit. Car tout cela, ce sont des divisions du Temps » (37d-38a).
On a compris que cette division indéfiniment répétée n’est autre que le mouvement circulaire des étoiles dans le ciel. L’un intuitionne l’éternité en pissant (1), l’autre en regardant les étoiles : chacun son monde. Mais le résultat est le même : l’être qui vit et meurt ne peut avoir de l’éternité qu’une image mobile, figurée par l’éternel recommencement soit du circuit des étoiles dans le ciel, soit du rythme du Boléro.

Cellule rythmique du Boléro de Ravel
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(1) Pour ceux qui aiment les défis, on peut évoquer celui qui consisterait à dégager le rapport entre le flux du jet d’urine, identique et indifférencié du début à la fin, et la scansion surajoutée des mesures rythmiques : J’ai pissé pendant 33 mesures du Boléro (ou 22, ou 44 – ad libitum)

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