Un homme
parfaitement heureux, quelque doué qu'il soit, ne créerait pas.
Bernard Grasset – Rilke et la vie
créatrice
Les poètes et
les artistes ont valorisé la souffrance comme une des conditions de possibilité
de la création : pour créer il faut être au minimum dans l’inconfort de la
vie, ce qui signifie que le bonheur est stérilisant. On imagine l’artiste qui a
connu la gloire et la fortune et qui s’enlise dans les délices de la jouissance ;
dans le bonheur, plus de projet, rien que l’instant présent supposé capable de
se reproduire indéfiniment. Erreur, comme on le dit à propos des Délices de Capoue, lorsque l’armée
d’Hannibal ayant vaincu les romains se vautre dans les jouissances de toutes
sortes, oubliant que Scipion reste là, qu’il reconstitue ses forces et se
prépare à battre les carthaginois à Zama.
Voilà donc la
leçon : l’inquiétude et la souffrance – du moins la crainte de l’éprouver
– est l’aiguillon qui dans l’art comme ailleurs fait progresser les hommes.
Quelques soient leurs dons ils resteraient inemployés sans cela.
Admettons que
l’art soit la seule consolation que les hommes parviennent à s’offrir : comment
ça marche ? Si l’on consulte Schopenhauer sur ce sujet, il nous dira que
faire œuvre d’art est le seul moyen d’échapper à l’ennui ou à la souffrance.
Créer, dans le domaine de l’art, c’est produire une représentation qui sort entièrement
de l’esprit humain – qui jouit ainsi de lui-même et de son propre projet, au
lieu d’être le jouet de la nature et de l’espèce.
Faut-il donc
se faire souffrir volontairement, jeter sa carte bancaire au caniveau pour
devenir artiste ? Inutile de se donner tant de peine : le malheur est
dans notre nature, et ce qu’il faut réfuter c’est la prétention de notre citation-du-jour
à affirmer que nous pouvons être « parfaitement heureux ».
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