Ce qui tuera l'ancienne société, ce ne sera ni la
philosophie, ni la science. Elle ne périra pas par les grandes et nobles
attaques de la pensée, mais tout bonnement par le bas poison, le sublimé
corrosif de l'esprit français : la blague.
Edmond
et Jules de Goncourt – Journal 30 juin 1868
Sans la liberté de blâmer il n’est point d’éloges flatteurs.
Beaumarchais – Le mariage de Figaro.
La blague. –
Chaque matin sur les grandes radios
généralistes – et aussi quelques autres que je ne connais pas – au milieu d’un
fleuve d’informations, et sans doute pour réveiller l’auditoire, on nous propose une brève
intervention de chroniqueurs humoristes ou d’imitateurs du même calibre qui viennent
« vanner » les hommes politiques, souvent de façon répétitive et
monotone, mais toujours en les ridiculisant. Peu importe que ces comiques
soient talentueux et qu’ils délassent effectivement un esprit déjà fatigué de
la journée qui commence, car l’essentiel n’est pas là : il est dans la
réduction des gouvernants politiques à la taille de la caricature qui en est
faite.
Bien sûr, les démocraties peuvent
s’enorgueillir de cette liberté laissée aux citoyens ; bien sûr on citera
Beaumarchais en agitant la menace révolutionnaire devant l’interdit dont l’éventualité
ne nous viendrait d'ailleurs même pas à l’idée. Et c’est tant mieux. Mais
qu’on ne prenne pas à la légère cette condamnation des Goncourt : il se pourrait
que la blague soit un peu plus corrosive qu’il n’y paraît.
Relisons notre Citation-du-jour à travers le commentaire qu’en
fait Robert Kopp (1) : « [Pour les
Goncourt, la blague] c’est l’irrespect généralisé qui se moque de tout ce qui
est grand, héroïque, sacré. C’est l’esprit des démocraties modernes qui
n’aspirent qu’à la médiocrité. » Et on pourrait écrire à peu près la même
chose à propos de Flaubert. Selon eux, cette liberté laissée par les démocraties
permet juste de dévoiler la nature même du peuple : le ridicule qu’il
affectionne tant est avant tout le signe
de sa médiocrité.
En sommes-nous là ?
Certains politiques se plaignent et disent qu’il y a
aujourd’hui quelque chose de corrompu et de mauvais dans les persiflages et les
billets humoristiques qu’on entend en permanence et qui visent
systématiquement tous les hommes politiques (2). Certes, on l’a dit, le droit à
rire de tous est institutionnel et les politiciens ne sont pas à mettre à part.
Mais ce qui pèche – et c’est bien ce que disaient les Goncourt – la blague qui
diffuse l’irrespect n’a d’autre légitimité que de faire rire, et dès lors on ne se demande même plus si ce qu’on dit est vrai : la distinction vrai/faux n’est
plus opérante : seule compte la vanne qui-fait-rire opposée à celle qui-ne-le-fait-pas.
A force de prendre les décisions politiques pour des actes
dérisoires dont on peut rire, il est devenu normal d’élire un bouffon, comme
l’ont fait les italiens en élisant Beppe Grillo. La boucle est bouclée.
Question :
Quel bouffon pourrions-nous prendre comme prochain Président ?
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(1) Robert Kopp, dans
la préface de l’édition complète du Journal des Goncourt chez Laffont-Bouquins
(2) Autre fois les « chansonniers »
faisaient métier de ridiculiser les gens qui ont du pouvoir. Il n’y a plus de
chansonnier aujourd’hui, sans doute parce que tout le monde l’est devenu.
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