Ce que nous
avons devant nous, c'est la perspective d'une société de travailleurs sans
travail.
Hannah Arendt - 1906-1975 - Condition de
l'homme moderne – 1958
Hannah Arendt – Une philosophe se penche
sur l’avenir 1
(En cette période où l’incrédulité le
dispute au dégoût devant les puanteurs dégagées par la campagne électorale
française, voici un peu de lucidité, venue d’ouvrages écrits il y a plus de 50
ans par la philosophe Hannah Arendt. Ce
qui était vrai en 1958 l’est resté aujourd’hui et c’est d’autant plus
signifiant que nous étions prévenus)
Ce qui nous
intéresse, c’est bien sûr l’actualité de ce jugement émis il y a bientôt 60 ans
par Hannah Arendt : quel est le « fil rouge » qui relie cette
observation à ce que nous voyons actuellement ? A quoi pensait donc Arendt
en disant cela ? Aux machines qui envahissaient de plus en plus les
fabriques, chassant les travailleurs qui se retrouvent sans ouvrage ?
Sans doute et
on le savait bien depuis les canuts qui, aux environs de 1830 jetaient dans le
Rhône les métiers à tisser mécaniques qui les réduisaient au chômage ; la
remarque de Hannah Arendt ne fait que constater le développement irréversible
de ce processus.
Mais ce qui
nous importe, c’est bien que selon elle la société du chômage soit encore une
société de travailleurs. Et c’est à nous qu’il incombe de dire : « Si
on ne peut remettre chaque homme au travail, alors il reste à inventer une
société pour eux – et donc aussi pour nous ; une société qui ne soit plus
seulement une société de travailleurs. »
Mesurons le
chemin parcouru sans doute depuis l’avènement de l’espèce homo sapiens :
on ne peut vivre que grâce aux fruits du travail, que ce soient ceux que l’on
produit soi-même ou ceux que les autres produisent. « Si quelqu'un ne veut pas travailler, qu'il ne mange pas non plus »
disait saint Paul (1). Certes tout le monde ne travaille pas pour vivre,
certains ont d’autres fonctions à accomplir (2), mais du moins le travail
est-il une façon de se situer dans la société. Or voici qu’on nous dit aujourd’hui :
les machines qu’on invente de nous jours vont dépouiller les hommes de leur
travail sans permettre d’en inventer d’autre qui leur serait accessible. Les
hommes vont devoir s’habituer à vivre sans travailler, grâce au travail des
machines. Admettons que cette utopie soit devenue une réalité, que le vieil
interdit marxiste qui frappe de stérilité les machines dès lors qu’on leur
demande de la plus value soit tombé ; alors il nous reste à inventer une
société où les individus ne sont plus organisés selon leur activité professionnelle.
On
dira : « Pas de problème ! Si nous suivons Dumézil (note infra) il nous reste
encore deux fonctions pour nous organiser : on peut dire que la société
est divisée en deux partie : une qui est guerrière et le reste ; ou
bien une qui est cléricale et le reste ». Certains diront : « Pas
besoin de tout ça : il y a dès maintenant un ordre nouveau qui
émerge : la société est organisée entre riches et pauvres ; il y a
ceux qui ont de l’argent et ceux qui n’en ont pas. Faisons en sorte que
cet écart soit incontestable et tout ira bien ».
Du coup, on
comprend que le revenu universel soit une pauvre aumône tout juste permettant
que pauvres de survivre comme pauvres : car si vous leur donnez plus ils
vont contester la place des riches. (3)
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(1) Saint-Paul
- Seconde épitre aux Thessaloniciens - 3, 10. Lire ici
(2) On songe
à la tripartition de la société indo-européenne selon les trois classes
« agriculteurs, guerriers et prêtres », telle que décrite par Georges Dumézil.
(3) Je lisais
récemment un livre dont l’auteur disait : Aujourd’hui, on est scandalisé
que selon la couleur de leur peau tous les hommes n’aient pas les mêmes chances
de vie et de développement. En revanche que le petit né dans une famille riche
ait un belle maison dans un beau quartier et qu’il aille dans une belle école alors
que l’enfant né dans une famille pauvre n’ait rien de tout ça, ça ne nous choque
absolument pas.
(Il s’agit du livre de Yuval Noah Harari – Sapiens)
(Il s’agit du livre de Yuval Noah Harari – Sapiens)
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