Inventaire d'une collection d'ustensiles se trouvant dans la maison de Sir H. S. et qui doivent être vendus aux enchères publiques la semaine prochaine.
1. Un couteau sans lame auquel manque le manche. […]
Hans Georg Lichtenberg (1742-1799)
Tous les amateurs d’aphorismes (et peut-on être amateur de citations sans être amateur d’aphorismes ?) se doivent de connaître Lichtenberg. Son Inventaire (à lire ici) est connu grâce à son célèbre couteau, mais il faut savoir que des milliers et des milliers d’aphorismes lui sont dus, et que c’est une tradition inepte qui le cantonne parmi les auteurs humoristiques.
Admettons que Lichtenberg nous pose la question suivante : que reste-t-il d’un couteau sans lame auquel manque le manche ?
N’importe qui haussera les épaules en disant : « Stupide ! Qui donc va perdre son temps à répondre à une pareille question ? Et le pire, c’est qu’il y ait quelqu’un qui la pose. »
Demandons à l’Encyclopédie Techno-science de répondre. Après de savantes descriptions qui nous plongent dans la préhistoire du couteau, tout ce qu’on trouve à nous dire c’est qu’Asimov, affirme que les couteaux, outre une lame, ont un manche par mesure de sécurité. Nous voilà bien avancés : le sérieux semble décidément inapproprié pour parler de Lichtenberg.
Hé bien, le philosophe relèvera le défi : un couteau sans lame auquel manque le manche, ce n’est pas rien du tout. Ça nous conduit au concept du couteau : car si on comprend que le couteau sans lame ni manche n’a aucune chance d’exister, c’est que le concept du couteau, lui, implique ces deux éléments.(1)
Pourrait-on faire la même chose avec l’homme ?
- Ecoutez tous ! Etes-vous d’accord avec la définition suivante : « L’homme - Un être sans âme au quel il manque le corps. »
- Je sais ! Je sais ! Moi m’sieu je sais !!! Ça veut dire que le concept de l’homme c’est un être doué d’un corps et d’une âme. Les grecs, vous l’avez dit M’sieur, j’me rappelle, y disaient que « l’homme est un animal raisonnable ». J’ai bon, hein ?
- Très bien, Kévin. Mais, pourrais-tu me dire ce que j’ai ajouté, juste après ?
- Heuh…
- Tu oublies simplement que pour nous, aujourd’hui, il n’y a pas de concept d’homme.
Tu n’as pas été attentif, Kévin : tu me recopieras la conférence de Sartre, l’existentialisme est un humanisme, pour la prochaine fois. Signée par les parents, hein, tu n’oublieras pas ?
N.B. Ceux qui me trouvent injustes sont eux aussi des ignorants, car voici ce qu’écrit notre auteur : «… il y a au moins un être chez qui l'existence précède l'essence, un être qui existe avant de pouvoir être défini par aucun concept et (…) cet être c'est l'homme » - idem
(1) Sartre s’est penché, non pas sur le concept du couteau, mais sur celui du coupe-papier
C’est dans sa conférence L’existentialisme est un humanisme :
« Lorsqu'on considère un objet fabriqué, comme par exemple un livre ou un coupe-papier, cet objet a été fabriqué par un artisan qui s'est inspiré d'un concept; il s'est référé au concept de coupe-papier, et également à une technique de production préalable qui fait partie du concept, et qui est au fond une recette. Ainsi, le coupe-papier est à la fois un objet qui se produit d'une certaine manière et qui, d'autre part, a une utilité définie, et on ne peut pas supposer un homme qui produirait un coupe-papier sans savoir à quoi l'objet va servir. Nous dirons donc que, pour le coupe-papier, l'essence — c'est-à-dire l'ensemble des recettes et des qualités qui permettent de le produire et de le définir — précède l'existence; et ainsi la présence, en face de moi, de tel coupe-papier ou de tel livre est déterminée. Nous avons donc là une vision technique du monde, dans laquelle on peut dire que la production précède l'existence. »
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