L’esquisse ne nous attache peut-être si fort, que parce qu’étant indéterminée, elle laisse plus de liberté à notre imagination, qui y voit tout ce qu’il lui plaît.
Diderot - Salon de 1767
Contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, Diderot ne fait pas l’éloge de l’esquisse, qui n’a aucun des mérites qu’on lui imagine, qui ne l’aura que si l’effort essentiel de la transformer en œuvre est fait (1). Ou plutôt, si l’esquisse a du génie, celui-ci est dans l’imagination, que ce soit celle de l’artiste ou celle du spectateur. Lui manque le travail qui, en matérialisant son contenu, lui donnera une existence - mais aussi la figera dans une forme définitive.
L’esquisse nous attache, mais elle n’est pas une œuvre. L’essentiel reste à faire.
Je crois que notre époque a tout à fait choisi l’esquisse contre l’œuvre définitive.
Déjà, les tableaux de nos maîtres sont devenus de plus en plus « inachevés » : Cézanne en est peut-être l’exemple le plus évident. Les zones où la toile apparaît sans peintures (des « réserves ») sont comme des invites à imaginer ce que le pinceau de l’artiste n’a pas réalisé. L’esquisse est non seulement compatible avec l’élan créateur, mais en plus elle est un appel au spectateur, pour qu’il se transforme en créateur.
Comment goûter l’œuvre ? Suffit-il pour qu’elle existe qu’elle ait coûté du temps et de l’effort (le « cul qui a poussé tout ça ») ? A ce compte bien des chefs d’œuvre devraient disparaître de nos musées, et bien des croûtes devraient y entrer.
Retenons que Diderot nous donne une clef pour évaluer l’œuvre de l’artiste : il faut distinguer entre ce qui nous charme, nous excite, nous transporte, et la valeur réelle de l’œuvre dont on admettra qu’il faut pour l’apprécier du temps et de la réflexion. L’imagination suffit pour une première approche ; un dialogue attentif avec l’œuvre est nécessaire pour le second.
Le rapport affectif n’est pas rejeté, mais, si on ne le complète pas par un rapport intellectuel, alors on risque de tomber dans le kitsch.
(1) Voyez ce savoureux texte d’où est extrait ma citation. C’est le cadeau du jour…
« M. de Buffon et M. le président de Brosses ne sont plus jeunes ; mais ils l’ont été. Quand ils étoient jeunes, ils se mettoient à table de bonne heure, et ils y restoient longtemps. Ils aimoient le bon vin, et ils en buvoient beaucoup. Ils aimoient les femmes ; et quand ils étoient ivres, ils alloient voir des filles. Un soir donc qu’ils étoient chez des filles, et dans le déshabillé d’un lieu de plaisir, le petit président, qui n’est guère plus grand qu’un Lilliputien, dévoila à leurs yeux un mérite si étonnant, si prodigieux, si inattendu, que toutes en jetèrent un cri d’admiration. Mais quand on a beaucoup admiré, on réfléchit. Une d’entre elles, après avoir fait en silence plusieurs fois le tour du merveilleux petit président, lui dit : Monsieur, voilà qui est beau, il en faut convenir ; mais où est le cul qui poussera cela ?
Mon ami, si l’on vous présente un canevas de comédie ou de tragédie, faites quelques tours autour de l’homme ; et dites-lui, comme la fille de joie au président de Brosses : Cela est beau, sans contredit ; mais, où est le cul ? Si c’est un projet de finance, demandez toujours où est le cul ? À une ébauche de roman, de harangue, où est le cul ? À une esquisse de tableau, ou est le cul ? L’esquisse ne nous attache peut-être si fort, que parce qu’étant indéterminée, elle laisse plus de liberté à notre imagination, qui y voit tout ce qu’il lui plaît. C’est l’histoire des enfans qui regardent les nuées ; et nous le sommes tous plus ou moins. » - Diderot - Salon de 1767
P.S. Je ne résiste pas au plaisir de souligner que la question que Diderot pose ici à propos du « projet de finance » est exactement la même que celle qu'on se pose aujourd'hui à propos du projet de budget du gouvernement.
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