J'ai pour me guérir du jugement des autres toute la
distance qui me sépare de moi.
Antonin Artaud,
Correspondance avec Jacques Rivière, 1924
On sait combien la schizophrénie dont souffrait Antonin
Artaud l’a torturé. On trouve dans sa correspondance avec Jacques Rivière les
déchirements de son humanité et l’expression de sa douleur – comme d’une
amputation à vif.
Ce que la schizophrénie fait éprouver à Artaud est
relativement simple à décrire : Artaud souffre d’une déperdition de son
être. Il sent ses facultés lui échapper, et en même temps sa conscience, au
lieu d’en être diminuée ou obscurcie, reste parfaitement lucide et aiguë. Ce
moi misérable, qui lui semble si éloigné de ce qu’il est – ou du moins de ce qu’il
veut être – c’est bel et bien son moi réel, non seulement tel que les autres le
voient – mais (peut-être plus encore si on en croit Jacques Rivière) tel qu’il
le ressent.
Cette souffrance témoigne de l’existence au sein même de
la personne d’un être qui ne s’identifie pas à cette épave morale et
psychique ; et elle permet aussi de relativiser le jugement des
autres : ils n’ont pas le pouvoir d’anéantir cet être qui de l’intérieur se
juge et souffre.
Si nous ne sommes pas schizophrènes, nous ne pouvons
faire l’expérience de cette souffrance. Par contre nous pouvons tenter de
comprendre ce que le jugement des autres sur nous nous apprend de ce
dédoublement.
L’idée qu’on peut en tirer est d’abord que, quand on nous
juge, on se demande d’abord de qui on parle :
- Est-ce de moi ? Je ne m’y reconnais pas.
- Est-ce d’un individu qui passe par là et qu’on
interpelle tout en me parlant ?
- Mais non : c’est bien de moi qu’il s’agit et je
dois admettre que moi, vu de l’extérieur, c’est précisément ce type que je ne
connais pas – et surtout dans lequel je
ne me reconnais pas.
C’est non seulement une blessure narcissique – encore que
le jugement d’autrui puisse être extrêmement laudateur – mais surtout c’est
l’expérience d’un dédoublement de soi-même (1), qui recoupe celle qu’éprouvent les
schizophrènes.
Reste que nous ne sommes pas schizophrènes et qu’on ne
peut donc expérimenter le dédoublement de notre être à partir de nous-mêmes. Il
faut donc que nous l’expérimentions à partir de la présence des autres - présence qui peut n’être accompagnée
d’ailleurs d’aucun jugement, si l’on en croit l’analyse de Jean-Paul Sartre.
Sartre décrit ce dédoublement est comme l’expérience de
la honte : le moi-sujet se découvre moi-objet sous le regard d’autrui.
Ici, nulle pathologie dans le dédoublement. Par contre autrui est devenu l’indispensable
médiateur entre moi-même et moi.
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(1) Je est un autre,
dit Rimbaud (Lettre du Voyant – à lire ici) : encore un poète…
2 comments:
mon cher jean pierre votre billet m'émeut beaucoup , car Artaud comme vous le dites si bien est une amputation à vif.Le lire me chavire
et bravo pour l'explication que je reformulerai mais que je me relirai
si juste si piétinante, merci vous philosophe de portant votre attention jusqu'à la schizophrénie d'ailleurs je vais me permettre de la communiquer à mon ami dont le fils est atteint de la maladie dont vous parler cela va lui faire du bien de lire quelque chose d'aussi sensé.
moi aussi je vous souhaite un bon week end de pentecôte. je vous embrasse tendrement. merci de votre petit mot aprés l'abstinence , un beau sourire pour commencer la journée , et le soleil est là.
Merci de tous ces mots sur Artaud et du conte des deux branches, parabole de la schizophrénie : la mauvaise branche est partie intrinsèque de l'arbre et se sont les fruits empoisonnés qui permettent a l'autre branche d'en faire de si succulents...
Si Artaud n'avait été malade, ses écrits auraient-ils été si brillants ?
de mon amie solle de toulouse
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