Le Roi avait l’art de donner l’être à des riens.
Saint-Simon –
Mémoires – Année 1702 (Anthologie, page 335)
Il faut lire tout le passage pour en saisir toute la
force.
Il s’agit d’un rituel de la cours de Louis XIV (et c’est en
effet, comme le dit Saint-Simon, une «bagatelle ») : le soir, un
valet tient une chandelle qui éclaire le déplacement du roi de son fauteuil
jusqu’à l’endroit où il se déshabille ;
il arrive alors que le roi appelle un de ses courtisans pour qu’il
prenne le chandelier et l’accompagne à la place du valet. Cette distinction
était considérée par l’élu comme « une
faveur qui comptait, tant le roi avait l’art de donner l’être à des riens. »
On peut être dégouté de ce qu’on prendra pour une indigne
obséquiosité, se disant que si le Roi l’avait décidé, le torcher après la
chaise percée eut aussi été un honneur. Mais on passerait à côté de
l’essentiel.
En effet, Saint-Simon le précise : à chaque fois le
courtisan désigné est le plus distingué en dignité et en naissance ; il y
avait donc une logique et du coup, remplacer le valet était une façon d’être
honoré. Mais surtout, même quand le prince ou le duc ainsi désigné était au
premier rang de la noblesse, on peut songer que lui aussi, était encore par
rapport au roi un « rien » qui pouvait être rehaussé par le fait que
celui-ci prononçât son nom pour qu’il l’accompagne en tenant la chandelle.
C’est donc également dans cette mesure que « donner l’être à des riens » était un art.
Mais j’ai gardé le plus remarquable pour la fin : le
roi est celui qui donne l’être – mais aussi bien sûr celui qui le retire. Que
le courtisan déplaise, et le voilà qui reçoit une lettre lui enjoignant de se
retirer dans ses terres et de ne réapparaitre à la cour que quand il y serait
convié – c’est-à-dire probablement jamais.
Il s’agit bien sûr de l’existence sociale, mais elle est
tout pour ceux qui ont suspendu leur existence à leur rang dans cette
hiérarchie. Que vous ayez le droit de baiser la main d’une noble dame et non
plus de baiser seulement le bas de sa robe, et voilà votre existence
entièrement bouleversée – et on sait combien Saint-Simon s’est battu pour
préserver cette hiérarchie des rangs et combien il a ressenti de douleur de la
voir bafouée après la mort du Roi (1).
- Et nous ? Suspendons-nous notre existence sociale
à des bagatelles ?
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(1) Et même avant, puisqu’au scandale du duc de
Saint-Simon, le roi fit un arrêt désignant ses bâtards en second rang dans
l’ordre de préséance, juste après les enfants légitimes – et donc devant les
princes, ducs, pairs etc…
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