Les jeunes ne savent pas que l’expérience est une défaite
et qu’il faut tout perdre pour savoir un peu.
Camus – L’ironie [Extrait de : L’envers et
l’endroit (1937) – p. 18 (Pléiade)]
L’expérience serait-elle, comme la culture selon Edouard
Herriot (1) ce qui sert à nous construire, à condition qu’on sache
l’oublier ?
Vérifions : Camus nous met en garde contre le fait d’ignorer
que l’expérience est une défaite :
tel est le privilège de l’âge mûr –
savoir par expérience qu’il faut oublier l’expérience.
Oui, sans doute : la défaite est ce qui nous attend
si l’on s’imagine que l’expérience vécue contient la solution qu’on pourra
appliquer telle quelle pour résoudre les problèmes du présent.
- Par exemple : cette horrible guerre (14-18) dont, en
1937 (date de publication de cette première œuvre de Camus), on veut croire qu’elle
nous enseigne ce qu’il faut faire pour en éviter le retour.
--> Oui, mais voilà que l’expérience, qui prétend façonner
l’avenir à son image, nous trompe : on ne peut faire face à un présent
radicalement nouveau qu’à condition d’oublier l’expérience passée.
Faudrait-il dire que les vieux sont inférieurs aux
jeunes, non seulement parce qu’ils ont perdu la force de faire, mais encore parce que leur expérience fausse leur capacité à
comprendre le monde ? Et que, par
contre, les jeunes sont des conquérants à l’assaut du réel – conquête qui leur est
possible parce qu’ils sont entièrement neufs devant des circonstances également
neuves.
Oui, en 1937 on pouvait interpeler l’ancien combattant
rescapé des tranchées : - Vieillard, quelle est ta victoire ?
Est-elle de te souvenir d’un passé révolu ? Est-elle d’avoir survécu à
l’enfer ? Est-elle d’avoir appris seulement que le pire est réellement
possible ?
… le pire est
réellement possible : c’est à cela que cette phrase de Camus nous fait
penser. Il ne s’agit pas d’un banal « cassandrisme » : Aujourd’hui pire qu’hier et bien moins que
demain. Pensons plutôt à l’avertissement de Paul Valéry (2) : les
progrès de la civilisation sont aussi les progrès du carnage.
Ce qu’il faut garder de l’expérience, c’est ce qui se
propage à jet continu du passé vers l’avenir.
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(1) Nous pensons bien entendu à sa formule : La culture, c'est ce qui reste quand on a
tout oublié.
(2) Rappelons cette atroce citation : Il a fallu, sans doute, beaucoup de science
pour tuer tant d’hommes, dissiper tant de biens, anéantir tant de villes en si
peu de temps; mais il a fallu non moins de qualités morales. (Paul Valéry,
La crise de l’esprit – Commenté ici)
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