On commence par céder sur le mot et on finit par céder sur la chose.
Freud – Essais de
psychanalyse (Analyse du moi et psychologie des masses : trad. française
p. 153) (1)
J’ai ici même dit combien la peur des mots était à mes
yeux ridicule et combien le fait de nommer les choses telles qu’elles sont –
appeler « un chat » « un chat » - me paraissait évidemment
nécessaire. J’ai du coup cité pas mal d’auteurs à la rescousse, à commencer par
Rabelais (2).
Mais j’ai peut-être été trop vite en besogne : si on
en arrive à avoir peur des mots, c’est qu’ils ont un véritable pouvoir – ou du
moins leur libre usage nous expose à toutes sortes de désagréments parfaitement
prévisibles. C’est ainsi que Freud note que l’usage du terme « Eros »
lui a valu bien des déboires que le mot « amour » lui aurait épargné.
Les psy le savent si bien qu’ils ont pris l’habitude
d’user de mots latins pour désigner ce qui concerne la sexualité : libido, fellatio, cunnilingus, pénis et même clitoris (qui lui vient du grec kleitoris
qui signifie « petite colline »). La dénomination en langue savante
constitue une garantie d’objectivité et de … comment dire ?
Propreté ?
Mais si ces mots demeurent proscrits, c’est bien parce
que la « chose » qu’ils signifient a finalement pris le pas sur leur
formulation : en prononçant leur nom, même en latin, c’est la chose qui
apparait.
L’idée de Freud, c’est que le même processus d’influence
peut jouer à rebours : il peut se faire que le sens du mot devienne une
propriété de la chose par lequel on la désigne. La contamination du mot par la
chose devient alors la contamination de la chose par le mot.
C’est exactement ce qu’Orwell avait inventé avec la
« novlangue » dans son roman
1984.
Mais hélas ! ce n’était pas une invention mais la
mise en récit romanesque des pratiques du totalitarisme.
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(1) « Qui tient la sexualité pour quelque chose de honteux et d'avilissant pour la
nature humaine est bien libre de se servir des termes plus distingués d'Eros et
d'érotisme. J'aurais pu moi-même procéder ainsi dès le départ et je me serais
épargné beaucoup d'opposition. Mais j'y
répugnai, car j'évite volontiers des concessions à la pusillanimité. On ne peut
savoir où cette voie nous mène ; on cède d'abord en paroles et puis peu à peu
en fait. »
(2) « Si les
signes vous fâchent, ô combien vous fâcheront les choses signifiées. »
Rabelais – Tiers livre (ch. 20) Cité le 9 mai 2006
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