…il semble que notre attention, toujours attirée sur ce qui nous caractérise, le remarque plus que toute autre chose chez les autres.
M. Proust – A l'ombre des
jeunes filles en fleurs (voir le texte en annexe)
Notre
jugement sur autrui ne s’articule que sur nous-même. On peut lire la liste des
exemples cités par Proust (voir en Annexe) s’il est nécessaire de s’en
persuader : notre rencontre des autres se fait à partir d’une table de
présence et d’absence d’un certain nombre de qualités, table définie par ce que
nous sommes – ou croyons être : le myope repère le regard, le poitrinaire
le souffle, le malpropre les mauvaises odeurs (1).
Mais
enfin, qu’est-ce que c’est que cette subjectivité ? Est-elle bien faite
des caractéristiques présentes en nous comme le suggère Proust ? Est-ce à dire que le semblable attire le semblable ? Et
si je remarque systématiquement, moi qui suis un homme, les femmes
blondes-à-forte-poitrine, il est évident que ce qui caractérise alors mon
jugement, ce qui attire mon regard, ce n’est pas ce que je suis, mais ce que je
désire.
Ce
n’est donc pas seulement la ressemblance que nous remarquons, mais aussi ce
dont l’absence creuse en nous un espace de désir. Et ça change tout.
Car
s’il s’agit de retrouver chez les autres ce qui nous intéresse en nous-mêmes, alors
c’est nous-mêmes que nous recherchons chez autrui : il s’agit d’un
comportement narcissique.
Par
contre si nous sommes attirés vers l’autre comme aimantés par un détail comme
le timbre de sa voix, ses manières de bouger les mains ou de rejeter sa
chevelure en arrière, c’est bien le désir de posséder ce que nous n’avons pas
et qui nous manque.
On
dira que bien sûr cette subjectivité nous renseigne plus sur ce que nous sommes
que sur ce que sont les autres.
Et
alors ?
-----------------------------
(1)
Là, j’ai comme un doute : y aurait-il un de mes lecteurs qui aurait dans
ses relations quelqu’un qui correspondrait à cette description (un grand fils
en crise d’adolescence par exemple) afin de confirmer ?
-----------------------------
Annexe
"
D'ailleurs il semble que notre attention, toujours attirée sur ce qui nous
caractérise, le remarque plus que toute autre chose chez les autres. Un myope
dit d'un autre : "Mais il peut à peine ouvrir les yeux" ; un
poitrinaire a des doutes sur l'intégrité pulmonaire du plus solide ; un
malpropre ne parle que des bains que les autres ne prennent pas ; un malodorant
prétend qu'on sent mauvais ; un mari trompé voit partout des maris trompés ;
une femme légère, des femmes légères ; le snob, des snobs. Et puis chaque vice,
comme chaque profession, exige et développe un savoir spécial qu'on n'est pas
fâché d'étaler. L'inverti dépiste les invertis, le couturier invité dans le
monde n'a pas encore causé avec vous qu'il a déjà apprécié l'étoffe de votre
vêtement et que ses doigts brûlent d'en palper les qualités, et si après
quelques instants de conversation vous demandiez sa vraie opinion sur vous à un
odontalgiste, il vous dirait le nombre de vos mauvaises dents. Rien ne lui
parait plus important, et à vous qui avez remarqué les siennes plus ridicule.
Et ce n'est pas seulement quand nous parlons de nous que nous croyons les
autres aveugles ; nous agissons comme s'ils l'étaient. Pour chacun de nous, un
dieu spécial est là qui lui cache ou lui promet l'invisibilité de son défaut,
de même qu'il ferme les yeux et les narines aux gens qui ne se lavent pas, sur
la raie de crasse qu'ils portent aux oreilles et l'odeur de transpiration
qu'ils gardent au creux des bras, et les persuade qu'ils peuvent impunément
promener l'une et l'autre dans le monde qui ne s'apercevra de rien. Et ceux qui
portent ou donnent en présent de fausses perles s'imaginent qu'on les prendra
pour des vraies. M. Proust, A l'ombre des
jeunes filles en fleurs, Gallimard, 1954, p. 384.
No comments:
Post a Comment