Thursday, October 10, 2013

Citation du 11 octobre 2013


Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse: ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle était moi. J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel.
Marcel Proust – La recherche du temps perdu – Du côté de chez Swann.
On l’aura peut-être reconnu : il s’agit du début de l’immortelle page consacrée à l’effet de la saveur de la petite madeleine mêlée à celle du thé.
Mais alors qu’on entreprend cette lecture avec toujours le même souci de retracer le cheminement du souvenir selon Proust, je propose de nous lancer dans la lecture de cette page en partant de son origine : l’effet « sidérant » du plaisir.
1 – Le plaisir est un envahissement : on peut certes le vouloir, mais on ne peut le susciter à coup sûr. Le Narrateur de la Recherche explique dans cette page qu’en cherchant l’origine de ce plaisir il boit une seconde gorgée de thé, puis une troisième: le plaisir, au lieu de se renouveler, s’efface.
2 – On conclue du coup que le plaisir ne porte pas l’indication de sa cause. Quand je me pique le doigt avec une aiguille, la piqure est en même temps expérience de la pointe qui l’a causée. Quand par des caresses appropriées je ressens une jouissance, je sais bien pourquoi. Mais ce n’est pas le cas du plaisir parce qu’il n’est ni douleur ni jouissance : il est entièrement psychologique.
3 – Le plaisir m’arrache à mes soucis, à mes préoccupations présentes, parce qu’il transforme ma conscience. Je suis tout entier saveur-de-thé, comme la statue de Condillac était à l’origine « senteur de rose » : de même qu’il n’y avait rien d’autre en elle que cette odeur, il n’y a plus de place pour autre chose en moi – que ce plaisir. (1)
4 – Je suis rempli d’une essence précieuse, qui a pris la place de mon essence « habituelle ». Reste bien sûr que cette essence nouvelle durera ce que dure la plaisir. Mais qu’importe : de même que le plaisir ne porte pas dans l’expérience qu’il me donne la moindre indication sur son origine, il ne porte pas non plus d’indication de sa fin.
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(1) A propos de la statue de Condillac, voir ceci. Et aussi ce petit texte.

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