« J’ai pris grand soin de ne pas tourner en dérision les actions humaines, de ne pas les déplorer ni les maudire, mais de les comprendre. »
Spinoza - Traité de l'autorité politique ch. 1, § 4
Devant les actions des hommes, mêmes celles qui nous paraissent les plus folles, plutôt que de porter un jugement de valeur ou de se laisser aller à l’émotion, évitons tout préjugé et étudions ce à quoi on a affaire. « Ne pas rire » des coutumes étranges des peuples lointains ; « ne pas pleurer » devant leur barbarie. D’abord les comprendre, et pour cela avoir l’attitude du botaniste en présence de la plante inconnue, ou de l’entomologiste qui découvre un nouvel insecte : savoir comment il fait pour vivre, pour se reproduire, dans quel biotope il se développe.
Pour le scientifique, la précaution à prendre c’est de considérer que tout ce que font les hommes a une fonction et que celle-ci n’est pas forcément celle qu’on croit. Pour le moraliste, il s’agit de considérer la vie sociale des hommes à travers sa diversité comme étant liée à la nécessité de vivre ensemble, dans une société dont le lien social peut fort bien être enraciné dans des pratiques opposées aux nôtres. Pour le politique, l’indispensable est de comprendre les peurs et les ambitions de ses concitoyens en les interprétants selon leur milieu social et non selon des schémas idéologiques ou économiques préconçus…
Et pour Spinoza ? Le réalisme qu’il prône n’est pas seulement une leçon de tolérance, ni une précaution méthodologique : pour lui, rien de ce qui existe n’est contre-nature, tout ce qui est naturel est de ce fait bon. « Les comprendre », c’est simplement la condition pour savoir en apprécier la valeur.
Voyez l’ethnologue observant les rites d’initiation des adolescents(1) : il s’agit de véritables supplices destinés à confirmer la valeur de futurs guerriers. Que fait-il ? Il note, il dessine les scènes qu’il observe, comme un simple phénomène naturel - le combat entre deux insectes par exemple - afin d’en saisir le sens et la fonction.
Ce qui signifie que la pathologie n’existe pas au niveau de l’action humaine. Oui. Mais imaginez un ethnologue martien débarquant à Buchenwald en 1943 … « ne pas déplorer ni maudire »…
(1) En Amazonie. Par exemple, Pierre Clastres.
1 comment:
La question est de savoir s'il existe une morale universelle, transcendante (ce qui ne signifie pas forcément -mais peut-être- issue d'une transcendance). Si une telle morale existe, il semble difficile d'imaginer ledit Martien débarqué à Buchenwald analyser stoïquement la scène avec une froideur toute scientifique. Si en revanche il n'existe pas de morale transcendante -qui soit donc valable aussi pour le Martien- cette même scène est parfaitement imaginable : si les impératifs moraux ne s'appliquent qu'à des êtres appartenant au même système de valeurs, le Martien serait dans la position exacte de l'entomologiste observant deux insectes se battant à mort (n'y a-t-il pas d'ailleurs une anecdote célèbre à propos de Spinoza fasciné par une araignée dévorant une mouche, ou quelque chose dans ce genre?). Mais que penser cependant de l'ethnologue étudiant les moeurs d'un peuple aux antipodes? Doit-on croire que ces hommes ne sont pas assez ses semblables pour appartenir au même système de valeurs que lui, et pour qu'il puisse se dispenser de porter un jugement? Par ailleurs, notre propension à compatir -à souffrir avec autrui (voire, par anthropomorphisme, avec des êtres d'une autre espèce, des animaux en l'occurrence... il est même terrible de constater combien on a parfois plus pitié des animaux que de nos semblables...) bref, cette aptitude à la compassion me paraît d'elle-même nous mener sur le terrain d'un jugement moral dont la source se trouverait par-delà la morale. Et néanmoins l'exemple de Buchenwald, parmi tant d'autres, bat en brèche cet optimisme rousseauiste... La possibilité de compatir disparaît-elle avec la morale, ou la morale disparaît-elle avec la capacité de compatir? Si cette faculté est proprement humaine, comme l'est celle de s'élever à la moralité, n'y a-t-il pas corrélation entre elles? La perte de l'une n'entraîne-t-elle pas le perte de l'autre?
L'existence d'une morale universelle est une hypothèse qui remporte mon adhésion pratique (je ne peux me résoudre au relativisme), mais non ma conviction théorique. J'ai le malheur de ne pas croire en Dieu, l'utilitarisme me semble l'éthique la plus contraire à la morale qui soit. J'aime la rigueur intransigeante de Kant, mais deux de ses postulats sur trois me sont irrecevables. Je continue de chercher et de m'étonner...
Merci pour cette ébullition quotidienne de l'esprit, c'est très salvateur...
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