« Libre penseur. Penseur suffirait. »
Jules RENARD - Journal 26 juin 1905
Mon dictionnaire habituel (TLF) me dit : « Libre(-)penseur : Qui s'oppose aux croyances installées et en particulier aux dogmatismes religieux, pour ne se fier qu'à ce qui est librement établi et prouvé par la raison ». Voilà qui nous éclaire sur l’opinion de Jules Renard. Pas de pensée à l’ombre des chapelles, quelle que soit l'obédience qu'elles nous imposent ; et pas de pensée sans rationalité.
Sur le premier point : « s’opposer au dogmatisme ». Je comprends bien que la superstition et la bigoterie fassent mauvais ménage avec la pensée, et que la liberté de la pensée par rapport à ces chaînes soit une condition de possibilité évidente de la pensée tout court. Toutefois, je doute que le rejet des croyances religieuses soit la condition pour que la pensée puisse prendre son envol. Je pense bien sûr aux Saints pères de l’Eglise, dont certains ont été d’éminents philosophes (Thomas d’Aquin !) ; mais je pense surtout à Pascal, dont l’œuvre apologétique est portée par la puissante invention d’un esprit que rien n’entrave ; ce qui nous mène au second point.
Sur le second point : ne se fier qu’à ce qui est « librement établi et prouvé par la raison ». Ça, c’est Descartes. Mais à ce compte, n’y a-t-il pas justement contradiction entre la liberté de la pensée et la preuve rationnelle ? Une pensée libre de toute superstition est-elle pour autant exempte de croyance, est-elle dans l'obligation de rejeter tout ce qu'elle ne peut pas démontrer logiquement, tout ce qui n'est pas strictement "rationnel" ? C’est une banalité de dire que les incroyants croient en l’incroyance. « Je crois que Dieu n’existe pas » ; « Je crois que l’âme s’anéantit après la mort ». Si les religieux veulent prendre appui sur cette incapacité de la raison à prouver contre eux l’absurdité de leur foi, ils ne font que jouer le jeu de leur adversaire : qui donc, sinon celui-ci, pourrait commettre l’erreur de vouloir limiter la pensée à ce qui est « rationnellement établi et fondé » ?
Lorsque Nietzsche écrit « Dieu est mort », il dépeint l’effroi de l’homme privé de ses appuis habituels. Mais il décrit aussi - et surtout - l’élan fabuleux de la liberté de l’esprit qui peut enfin créer ses propres valeurs. Et le domaine des valeurs ne s’embarrasse pas de démonstration : on prend celles qui existent, ou bien on en invente des nouvelles ; ça, même Descartes l’a dit.
Libres(-)penseurs, surtout, ne faites pas de la raison une nouvelle idole : ce serait remplacer la croyance en Dieu par une nouvelle forme de bigoterie.
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