Quand tu aimes il faut partir / Ne larmoie pas en
souriant / Ne te niche pas entre deux seins / Respire marche pars va-t'en
Blaise Cendrars
– Tu es plus belle que le ciel et la mer – Extrait de Feuilles de route
Faut-il commenter les poésies ? Dissiper le mystère,
évacuer les ambiguïtés, écrabouiller les échos du poème dans notre
inconscient ?
Certes, dit comme ça, on a la réponse tout de suite – et
c’est non !
Sauf qu’il faudrait un peu expliquer : si le
commentaire est insupportable, c’est parce qu’il est constitué d’une
subjectivité masquée sous l’apparence de la scientificité – et donc c’est une
subjectivité qui impose silence à toutes les autres.
En réalité, on ne peut éviter d’interpréter un poème dans
la mesure où notre sensibilité le fait sonner comme-ci ou comme-ça ; même
quand on se borne, comme je le fais ici, à en citer une strophe : je fais
un choix qui marque ma préférence pour une idée plus que pour toutes les autres.
Seulement, je le fais en laissant s’épanouir les autres résonnances. Voilà.
Dans cette strophe, Cendrars nous dit : délaissez
les femmes, partez à l’aventure, il y a tant de choses à faire dans le monde
tant de lieux à découvrir, tant d’espace à parcourir. Alors que l’appel de
l’aventure nous jette sur les grands chemins, l’attrait sensuel pour les femmes
ne nous offre que l’espace confiné de l’entre-deux-seins.
(1)
On le voit, ici il s’agit pour Cendrars de faire de l’entre-deux-seins le lieu d’une
régression qui détruit la virilité (incarnée dans ce poème par le voyage et
l’aventure). On pense à Hercule, filant la quenouille aux pieds d’Omphale dont
il est éperdument amoureux. On pense aussi à Freud imaginant que le
développement de l’humanité est lié au triomphe de la prise de danger sur l’attachement
à la mère. L’homme ne devient véritablement homme qu’à la condition de rompre à
cet attachement – et donc renonce à ce qui le symbolise.
Bon : ça y est ; j’ai tordu le cou à toutes les
autres interprétations du poème – je fais donc ce que je reproche aux autres de
faire ?
Non pas : car il a bien d’autres horizons qui
restent ouverts. Il faut lire ce poème pour découvrir qu’il est en fait une
déclaration d’amour. Si vous aimez la femme, quittez-la – Quand tu aimes, il faut partir…
--> Et la femme que dit-elle ? Cendrars nous le
laisse deviner : « Si tu veux
que je t’aime, quitte-moi. »
En tout cas, c’est ce que le voyageur Cendrars a fait
toute sa vie.
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(1) « Entre-deux-seins » : oui, écrit
comme ça avec des traits d’union, on en fait une réalité tellement objective
qu’il a fallu forger ce mot composé pour la signifier.
J’avais déjà doucement déliré sur ce propos dans un Post de 2008.
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