Hélas, je
n'ai jamais eu les yeux aussi ouverts. Je suis atteinte de lucidité comme d'une
sale maladie qui ne veut pas guérir. C'est douloureux, la lucidité. On voit les
choses exactement comme elles sont, non comme elles devraient être.
Tahar Ben Jelloun – Les Raisins de la
galère (1996)
On voit les choses exactement comme elles
sont : quelle
prétention ! Ainsi donc il y a aurait une faculté qui, nous débarrassant
de nos illusions, nous livrerait la réalité sans voile ?
- Oui,
pourquoi pas ? Et d’ailleurs, si cette réalité n’était pas si cachée que
cela et qu’elle s’annonça par des signes non équivoques : alors la
lucidité au lieu de nécessiter un don de clairvoyance consisterait simplement à
ne pas en détourner le regard.
Et si on
disait qu’elle pourrait être utile dans tous
les cas, c’est à dire aussi pour des choses pas désespérantes ? En effet, Tahar
ben Jelloun ne parle de lucidité qu’à propos de la douloureuse réalité, mais
pourquoi pas aussi de l’heureuse. Certes,
on peut supposer que les évènements malheureux, la maladie incurable, la
séparation inévitable, s’annoncent par des signes qu’il faut savoir capter. Mais pourquoi cette même
lucidité ne serait-elle pas concernée par les évènements heureux qui nous
sont peut-être eux aussi annoncés par des signes – l’hirondelle au retour du
printemps, les illuminations de rues avant Noël ?
- On suppose
que la lucidité ne concerne que les évènements malheureux parce qu’ils nous
sont cachés par un écran d’illusions et qu’il nous faut une faculté
particulière pour vaincre ces résistances. Allons plus loin : et si nous
ne voyions la réalité dans son ensemble qu’à travers le filtre de nos
illusions ? Alors ou bien ce filtre ne la déformerait pas trop, et alors
la lucidité serait facultative ; ou bien il la masquerait et alors la
lucidité serait nécessaire. Le seul problème serait de savoir quand convoquer
la lucidité, et quand on pourrait la laisser de côté.
Et s’il
arrivait que la lucidité nous trompe ? On a l’habitude depuis l’histoire
de Cassandre de considérer que les prophètes de malheur sont extralucides et
que ce sont les optimistes qui se trompent. Et si c’était l’inverse … de temps
en temps ?
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