Songez qu'on n'arrête jamais de se battre et qu'avoir vaincu
n'est trois fois rien / Et que tout est remis en cause du moment que l'homme de
l'homme est comptable / Nous avons vu faire de grandes choses mais il y en eut
d’épouvantables / Car il n’est pas toujours facile de savoir où est le mal où
est le bien.
Aragon
– Les poètes
Victoire !
Quelle victoire ? Où est-elle ? A quoi la
reconnaît-on ?
1 – Il y a la victoire sur l’ordre des choses, comme
l’alpiniste qui parvient au sommet d’une montagne : il a vaincu
l’Everest ! C’est donc une victoire.
2 – Cette victoire de l'alpiniste, c'est aussi une victoire sur lui-même : le
vainqueur s’est battu contre lui-même comme s’il était un autre. S’il a
souffert, c’est parce qu’il le voulait bien, et que c’était une expression de
sa liberté. Le mal enduré devient alors un bien.
3 – Mais une victoire c’est aussi et peut-être surtout ce
qu’on remporte sur autrui, à son détriment dans la mesure où l’autre voulait
aussi la gagner : il y a eu compétition, un vaincu est nécessaire pour
qu’il y ait un vainqueur. Quoi de plus normal ?
Oui, mais on peut aller plus loin : compétition implique
combat et donc des coups reçus et puis donnés. Peut-on souhaiter la victoire si
c’est au prix de souffrances infligées aux autres ? Oh, certes on verra
tout de suite qu’il est des compétitions dans les quelles on ne voudra pas de
la victoire si c’est au prix du mal fait aux autres. On va sans problème
tricher pour perdre quand on joue avec un petit enfant qui ne le supporterait pas. Certes – mais normalement on
admet que faire le mal est possible quand c’est dans une compétition dans la
quelle l’autre a, par avance, accepté de le subir. Et sans parler de
compétition, la guerre est une situation où détruire l’ennemi est la règle, car
tel est le prix de la victoire – ou du moins de la survie.
Sauf que dans ces cas-là, faire le mal est en quelque sorte
lavé du péché : on ne l’a pas voulu directement, ce n’est qu’une condition
annexe, adventice, quelque chose comme un dégât collatéral. D’ailleurs à la
guerre on ne tue plus les ennemis : on les neutralise. Le jour où on pourra les rendre inoffensifs provisoirement, le temps de les désarmer (par exemple avec des gaz spéciaux)
alors tout ira bien. On peut aussi dire que le mal doit être proportionné à
l’attaque redoutée. Est-il permis de tuer des petits enfants rien que pour
« neutraliser » les terroristes qui se cachent derrière eux ? Ce serait une monstruosité.
C’est là qu’Aragon reprend la parole : où est la
victoire quand on doit faire le compte des souffrances infligées à
l’ennemi ?
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