O tout ce que je ne dis pas / Ce que je ne dis à personne / Le
malheur c'est que cela sonne / Et cogne obstinément en moi.
Aragon
– Le fou d’Elsa
Qui donc pense en moi ? Quelle est donc cette pensée
tout faite, toute armée, toute exprimée qui ne demande même pas à être proférée
pour exister ?
C’est l’expression d’un désir refoulé, un désir dont
l’existence nous trouble et nous blesse : savoir que c’est nous qui
désirons une chose que nous jugeons abominable, comme de s’unir à sa mère ou
manger de la chair humaine comme l’ont osé les héros tragiques de la Grèce.
Seulement, si ce désir a été refoulé chassé de notre conscience, il n’en
continue pas moins d’exister, de se renforcer, de demander à s’exprimer, à se
montrer – par les images du rêve ou par les lapsus de la parole éveillée. Si
montrer à qui ? A moi, en qui il exprime une nature criminelle et que je
réprouve – et qui pourtant est la mienne.
Car, voilà : ce
qui cogne obstinément en moi, c’est moi-même, ou du moins cette forme prise
par moi-même un certain jour, un certain temps.
Oui, Descartes l’avait dit « JE pense, donc JE
suis » – et pourtant, comme
certains (Lacan) le suggèrent « Ça
pense en moi », étrange chose qui est moi et qui ne dit pas « Je ».
Et alors on comprend mieux cette souffrance dont Aragon dit qu’on ne peut s’en
défaire, que ne pas la dire à autrui ne l’empêche pas d’être honte et angoisse.
L’inconscient peut bien avoir sa logique et ses désirs qui lui sont
propres ; il n’en est pas moins moi. Je ne peux m’en détacher comme ce
passant dont Platon nous dit que, croisant sur son chemin des cadavres
suppliciés et ne pouvant s’empêcher de les regarder, dit « Allez mes yeux,
repaissez vous de ce bas spectacle ! » (1)
Oui, si j’ai tant de souffrances à ces non-dits, c’est que
c’est bien ma propre voix qui parle alors, et que pour m’en détacher il ne
suffit pas de les entendre, ces mots et de les voir ces images. Il faut encore
les accepter – c’est à dire accepter d’être celui qui a voulu et désiré tout
cela ; qui l’a été mais qui ne l’est plus – ou pas !
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(1) Voici le texte : « Pour l’avoir jadis entendue, j’ajoute
foi à l’histoire que voici : que donc Léontios, fils d’Aglaïôn, remontait
du Pirée, le long du mur du Nord, à l’extérieur ; il s’aperçut que des
cadavres gisaient près de chez l’exécuteur public : à la fois il désirait
regarder, et, à la fois, au contraire, il était indigné, et se détournait.
Pendant un certain temps il aurait lutté et se serait couvert le visage ; mais
décidément dominé par le désir, il aurait ouvert grand les yeux et, courant
vers les cadavres : « Voici pour vous, dit-il, génies du mal, rassasiez-vous
de ce beau spectacle ! » Platon, République, IV, 439 e-440 d
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