J'aime les anecdotes sur la petitesse des grands de ce
monde. J'aime me dire que Shakespeare levait volontiers le coude. Je me
cramponne même au récit de cette ultime orgie avec son ami Ben Jonson.
Peut-être l'histoire est-elle apocryphe, mais j'espère que non. J'aime
l'imaginer sous les traits d'un braconnier, d'un bon à rien de village,
vilipendé par le maître d'école, cible constante des sermons du magistrat
local. J'aime songer que Cromwell avait une verrue sur le nez ; cette pensée me
réconcilie avec mes propres traits. J'aime savoir qu'il mettait des bonbons sur
les chaises pour voir les dames élégantes abîmer leurs belles robes ; me dire
que sa farce idiote le faisait hurler de rire, comme n'importe quel Dudule de
banlieue avec son pistolet à eau les jours de fête. J'aime lire que Carlyle
balançait des tranches de bacon à la tête de sa femme et se rendait parfois
parfaitement ridicule pour des contrariétés de rien du tout, qui auraient fait
sourire un homme équilibré. Je songe alors à la cinquantaine de bourdes que je
commets par semaine et je me dis : « Moi aussi, je suis un homme de
lettres ».
Jerome K. Jerome – Arrière-pensées d'un
paresseux (1886)
Je cite dans sa longueur le texte de Jerome K. Jerome
pour sa saveur : nous aussi nous sommes ravis d’imaginer le verre de trop
de Shakespeare, la verrue de Cromwell, ou les colères de Carlyle. Nous aimons
tout cela comme nous aimons lire dans les potins de Voici les ridicules caprices des stars. Comme K. Jerome, nous avons
la fierté de nous dire que nous avons au moins quelque chose de commun avec ces
sommités. (1)
Mais que de petits sentiments ! N’avons-nous rien de
mieux à penser ? Je crois bien que c’est dans Amadeus, le film de Milos Forman que le véritable problème est
posé : il nous montre en effet un Mozart vulgaire, joueur et frivole
trousseur de jupons qui, même dans l’expression de son art met une fantaisie
peu compatible avec le sérieux. Qu’on lise pour s’en convaincre les notes marginales
écrites de sa main dans les marges de son concerto pour cor – ou encore qu’on
se rappelle ce concours avec un ami pour savoir qui fera une partition pour le
clavier injouable pour l’autre. C’est Mozart qui gagne : sa partition
comportait une mesure requérant un accord de 11 notes – oui mais l’interprète
n’a que 10 doigts. Et Mozart de jouer la 11ème note… avec son
nez !
Le Salieri du film de Forman s’interroge comme
nous : comment un pareil génie peut-il coïncider avec de pareilles
niaiseries, et avec – du moins dans le film – une pareille vulgarité ?
Qui saura le dire ? Mais qu’au moins on sache que
les petitesses des grands ne servent pas à me consoler de ma propre
médiocrité ; elles m’interpellent sur la nature du génie – et sur les
excuses que celui-ci leur fournit. Mozart vulgaire ? Soit ;
supposons-le. Et puis retournons écouter sa musique.
… Mais aussi : quand le plus grand génie de la
finance et de la politique aurait pour manie de trousser les femmes de ménage
dans les chambre d’hôtels, faudrait-il le lui pardonner, parce que tous les
génies ont leurs faiblesses ?
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(1) Et les philosophes ? Baillet nous dit que
Descartes se débauchait une fois tous les trois mois – ce qui veut dire que, pour
le moins, il s’enivrait. Quant au biographe de Kant, il nous raconte qu’il
donnait des coups de cannes aux miséreux qui s’approchaient de lui pour
solliciter une aumône.
1 comment:
Se contenter d'admirer le génie, c-à-d le talent et non l'homme.
Surtout ne pas creuser.
Sous peine d'être déçu.
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