Le remède très sûr et très infaillible [à l’abus de la liberté de donner un sens quelconque à des noms] : c’est de substituer mentalement la définition à la place du défini.
Pascal - De l’esprit géométrique et de l’art de persuader
« Substituer mentalement la définition à la place du défini »… Ça, oui, on le fait : Pascal serait content s’il lisait nos journaux. Tenez, mercredi dernier, dans Libé, p. 12 : « les sénateurs appellent de leurs voeux la création d’un « contrôleur général des lieux privatifs de liberté ».
Mais contrairement à ce qu’en pensait Pascal, ce n’est pas pour éviter l’équivoque qu’on écrit ça plutôt que le mot « prison ». C’est pour éviter les mots qui fâchent. C’est un euphémisme développé en quelque sorte.
Amusons-nous : « Compte tenu de l’allongement de la durée des peines, les lieux privatifs de liberté devront désormais comporter des cellules pour les détenus en fin de vie ». Ou mieux : « Les lieux privatifs de liberté devront être accessibles aux détenus à mobilité réduite ». [Permettez que je rêve un peu : compte tenu que la « privation de liberté » équivaut à la privation de mobilité, les hémiplégiques devraient payer leur cellule demi-tarif …Parce qu’un jour ou l’autre, les prisons deviendront payantes ! De même que la santé doit être subventionnée par les malades, les prisons devront être financées par les détenus. Essayons d’écrire le discours de Notre Président : « Mesdames et messieurs, croyez-vous qu’il soit normal que ce soient les victimes qui paient pour que leurs agresseurs soient mis hors d’état de leur nuire ? Est-ce qu’il serait scandaleux de décider que ce soient les délinquants eux-mêmes qui financent leur prison ? » Et pour les indigents ? Pour eux, on mettra en place des programmes de travaux… forcés]
Soyons sérieux. Pascal imaginait qu’un mot avait un sens et un seul, et que sa définition unique suffisait pour en comprendre tous les emplois. C’est qu’il raisonnait sur des termes géométriques : le cercle n’aura jamais une autre définition que celle-ci (1). Mais nous comprenons facilement que, selon le contexte, dans l’usage courant, le mot cercle ait bien d’autres sens plus ou moins éloignés du sens géométrique, jusqu’à ne plus avoir aucun rapport avec lui.
Donc, l’alternative n’est pas entre abus des mots et usage raisonné, comme le pensait Pascal ; les mots changent de sens sans que nous y prenions garde, ils obéissent au contexte plus qu’à nous mêmes. Et même si nous le déplorons, nous pouvons toujours les définir à tour de bras : rien n’y fera, ils nous échapperont toujours : inutile de vouloir les enfermer dans des dictionnaires.
Pour eux, les lieux privatifs de liberté n’existeront jamais
(1) « Un cercle est une figure plane, comprise par une seule ligne qu'on nomme circonférence telle que toutes les droites qui y sont menées à partir d'un des points placés dans cette figure sont égales entre elles. » Lire le reste
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