Je fais dire aux autres ce que je ne puis si bien dire tantôt par faiblesse de mon langage, tantôt par faiblesse de mes sens. Je ne compte pas mes emprunts, je les pèse.
Montaigne – Essai
Je fais dire aux autres ce que je ne puis si bien dire : qu’on n’aille pas croire que Montaigne cherche dans les citations quelque chose qui le dispenserait de penser ; il le dit et le répète : les citations sont pour lui un support ou un excitant de sa pensée et non pas le procédé d’une pensée paresseuse.
Car les Essais ont été conçus comme ça – de moins au début : un ensemble de citations qui servent à stimuler l’esprit et à mettre à l’épreuve des arguments personnels.
Je ne compte pas mes emprunts, je les pèse : on comprend aussi que, pour Montaigne, les citations ne sont pas là pour la beauté du genre, ni pour produire un effet rhétorique intéressant. Elles n’ont d’intérêt que de signifier quelque chose, et de le signifier mieux qu’on ne le ferait soi-même. On imagine Montaigne dans sa librairie : il lit, et puis d’un coup il referme son livre. Il laisse son regard errer sur les poutres du plafond, et puis le voilà qui prend la plume et la feuille blanche toujours prêtes sur son bureau : il écrit.
Toutefois, si les citations sont pour Montaigne ce qui donne à penser, il faut ajouter que penser ce n’est pas seulement s’aventurer dans les marges – j’allais dire dans le halo – de la page d’un livre. C’est aussi argumenter ou plaider pour ou contre la pensée de l’auteur cité : en tout cas, ce n’est pas se placer sous le parapluie que constituerait l’autorité de cet auteur, comme ceux qui à tout bout de champ, ponctuent leurs développement de la formule Aristoteles dixit.
Mieux même : Montaigne dit quelque part qu’il lui arrive de citer sans le dire tel ou tel auteur, dans l’idée que ses lecteurs vont d’avantage à réagir à ces pensées qu’ils croient dues à sa modeste personne – alors qu’ils ne le feraient pas si elles étaient garanties par l’autorité d’un Grand Ancien.
On devine là un aspect de la personnalité de Montaigne : il ne s’agit pas de piéger ses lecteurs, mais plutôt de les laisser s’approcher de lui, et s’inviter dans sa propre pensée. On dirait même que c’est cela qui gouverne ses Essais, écrits « à bâton rompus » avec pleine de trous et d’interstices pour qu’on immisce sa pensée dedans.
… Et qu’à notre tour nous citions Montaigne parce que, lui aussi, il nous donne à penser.
No comments:
Post a Comment