Emmanuel Levinas
Il y a deux formes de politesse : celle qui s’exerce
machinalement, sans y penser, pour ne pas avoir à y penser justement – au cas
où, l’ayant oubliée, on s’attirerait des regards courroucés.
Et puis, il y a la politesse qu’il convient de prendre au
premier degré : « Comment
allez-vous ? » signifie alors : J’ai vraiment souci de votre
santé. Ou bien « Bonjour »,
signifiant : je souhaite que tout aille pour vous le mieux possible.
Et donc « Après
vous » : cette formule de
politesse [est] la plus belle définition de notre civilisation.
Expliquons :
- Évacuons l’objection qui vient de suite à l’esprit : ce ne serait qu’une
formule de déférence remontant à l’époque "courtoise" ou l’étiquette exigeait qu’on laisse
le passage d’une porte à celui dont on est le vassal (un peu comme aujourd’hui
encore la galanterie fait qu’un homme s’efface pour laisser passer une femme). C’est sans doute vrai mais ce n’est pas pour
cela que l’on pourrait parler de belle
définition de notre civilisation.
- Du
coup c’est vraiment le premier degré absolu qu’il convient de retenir : « Après
vous » signifie : « je considère ma personne comme secondaire
par rapport à la vôtre ». Un peu comme la vertu en démocratie selon Montesquieu : faire passer l’intérêt général
avant son intérêt privé.
Ce genre de principe fait
hocher la tête : Oui, bien sûr… Beaux sentiments ! Et puis
quand il y a quelque chose à prendre, c’est : « Moi
d’abord » ! C’est tellement humain !
Et c’est vrai : ce doute peut subsister tant qu’on
n’a pas eu la preuve du contraire.
La preuve du contraire, justement : comment
l’administrer ? Comment éviter le ricanement du misanthrope qui rigole parce
que, selon lui, on n'est que des gros naïfs ?
Moi, je dirai qu’on est ici dans un contexte moral. Et
qu’en morale, c’est l’exemplarité qui a valeur non seulement de mise en évidence, mais encore de démonstration :
qu’un seul cas d’abnégation et de dépouillement de son égoïsme soit avéré et
c’est la preuve que c’est non seulement souhaitable mais encore possible.
Voilà : je ne vous apprends rien, je le sais. Mais
j’ai au moins le plaisir de le redire.
No comments:
Post a Comment