Le vrai danger, ce n'est pas quand les
ordinateurs penseront comme les hommes, c'est quand les hommes penseront comme
les ordinateurs.
Sydney
Harris
Risquons-nous de « penser comme des ordinateurs » ?
Qui le dira ? Celui qui sait ce que signifie le verbe
« penser » ? Oui, mais voilà : où est-il ce génie de la
philosophie, celui qui sait ce que penser veut dire ?
- Arrêtons ce persiflage :
sérieusement, pour croire ce qu’écrit Harris, il faut savoir ce que signifie
« penser » appliqué à des ordinateurs. Et là, on va immanquablement
tomber sur la combinatoire logique : penser c’est calculer, raisonner,
c’est évaluer : voir là-dessus l’article de Wiki.
- Oui, mais : le verbe « penser »
accolé au sujet « ordinateur » : cela a-t-il un sens ? A
côté des rationalistes dont on vient
de parler, on va rencontrer les sensualistes,
pour qui la pensée résulte de diverses opérations qui n’auraient pas lieu sans
la sensation : comme Condillac pour qui penser, c’est sentir :
« … penser, c'est sentir, donner
son attention, comparer, juger, réfléchir, imaginer, raisonner, désirer, avoir
des passions, espérer, craindre » Condillac – La Logique ou les premiers
développements de l'art de penser, 1789
Dans son Traité des sensations, Condillac imagine un automate dépourvu de
pensée, mais qui accède peu à peu à cette fonction (1). On imaginerait bien,
quant à nous, un ordinateur s’autoprogrammant selon des programmes installés
capables de calculer des issues à chaque nouvelle situation (un peu comme Deep-Blue devant un échiquier (2)).
Mais Condillac n’a pas du tout cette optique : l’automate en question est
une statue installée dans un jardin et qui s’éveille à la vie. Dans ce jardin, sa
première sensation est celle du parfum des roses. Cherchant à retrouver cette
sensation, la voilà qui part à la recherche des rosiers et qui découvre peu à
peu toutes sortes d’autres sensations qui vont l’amener à élaborer une
conscience et une pensée. Bref : faisant de la logique et du calcul un
élément qui s’élabore peu à peu, un peu au hasard des découvertes du monde
sensible, Condillac considère que sans les sensations, rien de notre conscience
ni de notre pensée n’existerait.
- Dans cette perspective, faire penser
un ordinateur c’est faire penser une machine logique dépourvue de
sensations : pour elle pas d’yeux – des caméras ? Oui, mais les
caméras ne perçoivent pas. Par exemple, si un logiciel de reconnaissance de
visages (et même de sourire !) existe, il n’en n’est pas moins dénué de
toute sensibilité. Il « reconnait » un visage sur une photo, comme il
reconnaitrait un triangle : par superposition, c’est-à-dire par identité
de forme géométrique.
o-o-o
Bref : la question à laquelle on
parvient est la suivante : peut-on faire de la pensée sans la
sensibilité ?
Dans le film de Kubrick 2001 Odyssée de l’espace, le robot
embarqué cherche à détruire les hommes pour prendre le contrôle du
vaisseau : une machine d’une complexité inimaginable aujourd’hui pourrait
bien faire ça. Mais lorsque Dave, l’homme survivant, désactive le robot-computer,
celui-ci dit « J'ai peur mon esprit s'en va, je le sens » (voir ici). Là est la
véritable fiction.
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(1) Le Traité des sensations
(1754) est à télécharger ici.
(2) Il s’agit du super ordinateur qui
battit Youri Kasparov dans un tournoi resté fameux. Voir ici une savoureuse explication
de la défaite de l’homme devant la machine.
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