Wednesday, August 23, 2006

Citation du 24 août 2006

Il faut imaginer Robinson pervers ; la seule robinsonnade est la perversion même.

Gilles Deleuze - Logique du sens (Appendice IV - M. Tournier et le monde sans autrui)

Robinson pervers ? Qu’est-ce qu’il pouvait avoir comme perversion cet homme, seul sur son île ? Supposez que Robinson soit un voyeur ; quel voyeurisme sur une île déserte ?

Deleuze s’en prend ici à une conception erronée de la perversion. Selon celle-ci, la perversion serait « une certaine offense » faite à autrui, et donc elle ne saurait exister sans la présence de l’autre. En réalité dit Deleuze, c’est exactement l’inverse : c’est parce que la « structure-autrui » n’existe pas que le pervers considère le corps de l’autre comme un instrument dont il peut user pour sa jouissance. Ce qui veut dire que pour nous qui ne sommes pas pervers - du moins je le suppose - autrui est une évidence qui s’impose à nous : cet être vivant, là devant moi, c’est une autre conscience : j’en ai l’intuition avant même d’y avoir réfléchi ; et c’est cela - entre autre - que Deleuze appelle la « structure-autrui ». Mais pour le pervers, il en va autrement : autrui c’est une chose parmi les autres, pas plus qu’un animal dénué de conscience ; d’où « le monde sans autrui ».

D’où aussi la référence à Robinson, et à la description qu’en fait Tournier dans son roman (1). Car ce qui est décrit ici, c’est l’effet de l’absence des autres hommes : ce qui est aboutissement accidentel dans la fiction est structure de la personnalité dans la réalité du pervers. Le pervers, c’est un homme pour qui les autres hommes n’ont pas d’existence réelle, pas plus que n'en ont pour Robinson les arbres et les rochers de Sperenza. Et si la perversion se définit comme le mal fait à autrui, ce n’est que secondairement, à titre de conséquence et non à titre d’intention première. Le pervers viole une femme exactement comme le paysan égorge le cochon : ils n’ont tous les deux affaire qu’à des bestiaux. Si cette thèse est exacte, alors il ne sert à rien de castrer le violeur : ce n’est pas cela qui lui fera considérer les femmes comme des êtres humains.

Oui, mais alors que peut-on en faire ? L’envoyer sur une île déserte ?

(1) Pour mémoire il s’agit de Vendredi ou les limbes du Pacifique - Folio

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