Sunday, May 31, 2015

Citation du 1er juin 2015

Les hommes sont nés pour réussir et non pour échouer.
Henry David Thoreau
                       Chers jeunes gens,
Dans quelques jours vous allez passer le Bac et vous angoissez. Vous vous dites que vous auriez dus être plus attentifs en classe, plus sérieux en faisant vos devoirs, plus rigoureux dans la rédaction de vos fiches de révision – les vôtres ne seraient mêmes pas bonnes à faire des pompes.
C’est vrai tout ça. Mais dites-vous aussi qu’il y a des milliers d’autres lycéens comme vous, et qu’ils vont réussir, parce que le bac est fait pour être réussi et non pour faire échouer.
C’est ce que nous dit Thoreau, mais je vous sens sceptiques : vous vous dites peut-être que je le cite rien que pour vous calmer, un peu comme on administre un comprimé de Tranxène avant une opération chirurgicale. Mais non, je vous assure : la réussite est inscrite dans l’ADN de l’humanité, car sans sa recherche et son obtention, l’espèce eut depuis longtemps cessé d’être.
- Galimatias que tout cela ! Aujourd’hui si t’as pas ton bac t’es plus rien – et puis c’est tout.

A cela je réponds : ce qui est vrai c’est que si le bac avait été conçu pour coller la moitié des candidats, il aurait été supprimé depuis longtemps : car, voyez-vous, si 50% des élèves de terminales restaient en terminale, comment faire monter ceux qui achèvent leur première ? Il y aurait embouteillage, et ce que l’Education Nationale doit absolument savoir faire, c’est gérer des flux.

- Chers jeunes candidats, vous m’êtes sympathiques, je vais donc vous dire ce qu’il en est. Peu importe ce que vous ne savez pas, et que vous auriez dû apprendre. Car l’important, c’est d’être dans la moyenne, et voilà tout (1). Une preuve ? Il y a 20% d’illettrés à l’entrée au collège. Croyez-vous que ce soit normal ? Et si ce ne l’est pas pourquoi laisserait-on passer au collège ces enfants qui n’ont a priori aucune chance de réussite ? Réponse : pour ne pas embouteiller le système – et parce qu’on ne sait pas faire mieux à ce prix-là. Alors, ne pouvant faire que tout le monde sache lire en 6ème, on fera qu’il ne soit plus obligatoire de savoir lire pour entrer au collège. (2)
Alors, plus d’angoisse, plus de Tranxène. Votre Bac, vous l’aurez, et pour la suite vous avez le temps d’y penser. Parce qu’avant, vous allez partir en vacances avec votre copine, et c’est quand même ça qui remplit votre horizon.
Je me trompe ?
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(1) Voir la distinction entre évaluation normative et évaluation formative.

(2) En marge de cela, notez cet adage : A collège unique, critère de réussite unique. Je crois que vous allez en entendre parler d’ici 2017.

Saturday, May 30, 2015

Citation du 31 mai 2015

Une fuite, la vie dans les bois? La fuite est le nom que les gens ensablés dans les fondrières de l'habitude donnent à l'élan vital.
Sylvain Tesson – Dans les forêts de Sibérie

On peut considérer la fuite de deux façons : en la définissant comme ce qui met à l’abri d’une situation inquiétante ; ou bien comme ce qui nous ouvre l’avenir. On fuit en regardant soit vers l’arrière, soit vers l’avant.
Selon Sylvain Tesson ce qui importe, ce n’est pas la direction du regard de celui qui fuit, mais la force qui le pousse. Ici, cette force s’appelle élan vital, terme hérité de Bergson chez qui il incarne « un processus créateur et imprévisible qui organise les corps qu'il traverse ». Spontanéité créatrice, cet élan est contrarié par la nécessité de la matière… et par la pesanteur de l’habitude. On devine qu’ici il conceptualise les forces de la Nature dont regorge la Sibérie. C’est à ce moment-là que la vie dans une cabane au fond des bois prend son sens. Il ne s’agit pas du tout de s’écarter des  humains dont on redouterait la compagnie (style Alceste au Désert) ; il ne s’agit pas exclusivement de vivre avec d’autres besoins et d’autres moyens (comme le faisait Thoreau). Il s’agit de s’ouvrir à l’élan vital, ou plutôt de ne pas lui résister.

Faut-il donc suivre l’exemple de Tesson et « fuir » en Sibérie pour vivre au fond des bois ? Question artificielle puisque nous – pauvres de nous ! – n’avons pas de cabane sur le lac Baïkal ; nous ne sommes pas non plus des trappeurs sibériens (1) ; comment allons nous faire pour que l’élan vital puisse nous traverser ?
Sylvain Tesson d’un même geste abolit l’habitude de l’homme civilisé en même temps qu’il s’ouvre aux forces naturelles qui l’environnent de toute part. Quant à nous, pour nous engager dans le même processus, nous devons nous lancer dans une direction où l’habitude n’existe pas, là où elle n’a aucune emprise sur nous. Et du coup il faut que ce soit une activité où souffle pas nécessairement l’esprit, mais la force créatrice. Créatrice de quoi ? De vie, bien sûr. Mais aussi de réalité – de cette réalité qui ne peut exister qu’à condition que ce soit la première fois.
J’en vois au moins deux : l’amour et l’art.
Voilà de quoi nous occuper sans partir à l’autre bout de la planète pour vivre au fond des bois.
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(1) Allusion à Dersou Ouzala, le film de Kurosawa.

Friday, May 29, 2015

Citation du 30 mai 2015

Le tabou (1) se présente comme un impératif catégorique (2) négatif. Il consiste toujours en une défense, jamais en une prescription. Il n'est justifié par aucune considération de caractère moral.
Roger Caillois L'Homme et le sacré (1939)
S’il est un fait avéré, c’est bien le caractère historique ou social des tabous : l’article de Wikipédia (ici) en énumère une série dont on imagine qu’ils sont soit déjà obsolètes, soit en passe de le devenir. Et que du même coup, certains propos ou certains comportements qui aujourd’hui sont parfaitement tolérés seront demain des actes ou des sujets tabous. Ce qui est d’ailleurs corroboré par Caillois qui juge fort justement que la morale, dont l’implication est trans-historique, n’a rien à voir avec le tabou.
Autre caractère du tabou : il s’agit d’une défense. Le tabou ne nous dit jamais « Tu dois faire ceci-cela », mais « Tu ne dois pas faire ceci-cela » ; raison pour la quelle Caillois identifie le Tabou à l’impératif catégorique (cf. note 2).
Seulement voilà : chez Kant, l’impératif catégorique est fondé sur la souveraineté de la raison. L’impératif est rationnel et la raison est souveraine – se soumettre à la législation de la raison est le principe même de la morale. Ainsi se trouve fondée la valeur morale.
--> Alors, quel est donc le fondement du tabou ? Si je ne dois pas épouser ma cousine au 1er degré,  si je ne dois pas paraître dans une réunion publique en même temps que ma sœur, si celle-ci ne doit pas entrer dans la maison commune lorsqu’elle a ses règles, il doit y avoir des raisons que les ethnologues vont rechercher dans les mythes et dans la structure  de la société. Mais avec nos tabous, ceux que nous admettons sans discussion, tel que l’évocation de telle maladie ou le comportement sexuel de tel individu : rien de tout cela – on admet qu’il ne faut pas en parler, ni bien sûr faire ce qu’il défend, sans jamais dire pourquoi. C’est comme ça et voilà tout : tel est l’impératif catégorique. Reste qu’on peut quand même dire que, si on peut parler de tabou dans tous ces cas, c’est parce qu’on a affaire aux conditions de possibilité de la vie collective.
C’est ce que le rappelle ce dessin de Caran d’Ache à propos de l’affaire Dreyfus, sujet tabou de l’époque.

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(1) Le tabou est une prohibition à caractère sacré dont la transgression est susceptible d'entraîner un châtiment surnaturel. (Art. Wiki)
 (2) L'impératif catégorique correspond à ce qui doit être fait inconditionnellement. Il n'y a pas ici de fin instrumentale, l'impératif catégorique s'impose de lui-même sans autre justification.

(A distinguer de l’impératif hypothétique correspondant à ce qu'il faut faire en vue d'une fin particulière) – (Art. Wiki)

Thursday, May 28, 2015

Citation du 29 mai 2015

De plus en plus, la pureté proprement dite, est identifiée à la netteté physique ou morale, et essentiellement à la chasteté.

Roger Caillois L'Homme et le sacré (1939)
Le christianisme a empoisonné Eros ; il n’en est pas mort, mais il est devenu vicieux.
Nietzsche –  Par-delà le bien et le mal (IV, §168)
 Il y a 20 ans cette citation de Caillois m’aurait fait ricaner. Dire que la chasteté est de plus en plus identifiée à la pureté, c’était une idée que seuls les vieillards pouvaient avoir. D’ailleurs le ridicule de cette citation était confirmé par le fait que la propreté hygiénique était définie comme relevant du même registre.
Hélas ! Il suffisait de vivre assez longtemps pour voir les obsédés de la pureté faire retour, avec leurs livres saints, leurs grands voiles, et leurs ceintures de chasteté.
(Ci-contre le modèle masculin, histoire de rétablir une parité malmenée par ce genre d’accessoire).
o-o-o
Vivons nous dans un siècle chaste ? Certes non ! Mais nous vivons au milieu de gens pour qui le contrôle de la sexualité de certains êtres humains est capital. Bien entendu on devine que ces êtres humains sont des femmes (raison pour la quelle l’image ci-contre paraitra à certains comme une abominable perversion).
A chacun son lot : La pureté est féminine, et l’honneur est viril. La femme est pure si l’homme qui la possède en a l’exclusivité. L’homme conserve son honneur a condition non pas d’être chaste, mais d’avoir le pouvoir de contraindre sa femme à l’être.

Et ne disons pas que c’est là le lot de telle religion à la quelle nous pensons tous : le christianisme, comme le rappelle Nietzsche a été – est encore ici ou là – dans cette même perspective.

Wednesday, May 27, 2015

Citation du 28 mai 2015

J'avais dû résoudre avant de partir le vieux problème : si vous étiez isolé pendant plusieurs mois, quels livres emporteriez-vous ? Dosant les genres, j'avais emporté un Molière et un Rabelais complet, un Cervantès, un Nietzsche et le Théâtre d'Eschyle en bilingue. Spinoza, des extraits de Montaigne, et comme partitions musicales, les deux Passions de Bach et les Quatuors de Beethoven.
Alain Bombard – Naufragé volontaire
Ce genre de citation appelle d’habitude à cette réflexion :
- Et moi, quelle liste pour l’ile déserte ?
Réflexion désormais ob-so-lète ! Inutile de faire une telle liste : prenez une liseuse, un chargeur solaire, et partez tranquille : vous avez la Bibliothèque d’Alexandrie en poche. Et si vous optez pour une tablette vous aurez en prime tout Bach et tout Beethoven en MP3.

Reste que si ces progrès nous délivrent de la crainte de l’erreur (« Et si  j’oubliais une œuvre qui me manquerait après être arrivé sur mon île ? »), ils ne résolvent pas la question cruciale :
- Sachant que je n’aurai jamais le temps de tout lire, que lire ?
C’est une question qui est bien connue : pour se la poser, il suffit d’entrer dans une bibliothèque (inutile d’aller à la BNF : une simple Médiathèque fera l’affaire), et de regarder les étagères chargées de livres, à perte de vue.

Que choisir ?
… Hum : je ne sais pas si je saurais répondre à cette question. Tout ce que je peux vous dire c’est comment j’y ai répondu pour moi-même.
1) D’abord et avant tout, fuir les « amis » qui font de l’érudition une compétition. Ceux qui, lorsque vous avouez que vous n’avez pas lu tel ou tel auteur qu’ils jugent indispensable, lèvent un sourcil « Ah bon ? Tu n’as pas lu ? Tu vas voir c’est incontournable/inévitable/bouleversant … »
2) Admettre une fois pour toutes que ce qui compte dans la lecture, c’est ce qui se passe entre le livre et vous. Naufragé dans un océan de livres, chacun de ceux que vous lisez est comme une planche de salut qui vous allège de vos soucis et vous apporte un petit supplément d’être.
3) Ne vous inquiétez pas pour savoir si ce petit supplément va s’additionner aux autres pour faire un « grand supplément » : ça se fait tout seul – sauf si :
4) Sauf si vous en rencontrez qui ne vous apportent pas cela. Rejetez les impitoyablement, même si ce sont des ouvrages encensés par l’Histoire : « Ah !... Proust !... Le Génie dont l’humanité avait besoin. »
Hélas !... J’avoue que je me suis noyé dans le cycle Albertine….

- Aïe ! Ne me tapez pas ! Pas sur la tête !