Tuesday, October 31, 2006

Citation du 1er novembre 2006

Quelle triste chose que sur toute la terre les gouvernements soient toujours précisément aussi coquins que les moeurs de leurs sujets peuvent leur permettre de l'être.
Alexis de Tocqueville – Correspondance
Tocqueville se méfie de la politique et des hommes : en bon héritier du siècle des lumières, il considère que la morale ne peut être séparée de la politique. Comme Kant, il estime qu’un progrès des mœurs devrait être la condition de la marche vers la démocratie. C’est la raison qui le pousse à lutter contre le centralisme, le pouvoir absolu, en bref contre le despote éclairé quelqu’il soit (monarque ou peuple souverain). « Il n'y a que Dieu qui puisse sans danger être tout-puissant » dit-il.
Dans le contexte du débat sur les « jurys populaires » destinés à évaluer le travail des élus, cette citation de Tocqueville ne manque pas d’intérêt : les gouvernements doivent être contrôlés parce qu’ils sont corrompus. Mais si le peuple qui doit les contrôler est aussi corrompu que lui, et, s’il pouvait les contrôler efficacement, alors il n’y aurait justement plus besoin de contrôle, puisque ça voudrait dire que la corruption n’existe plus.
Ce que je note, c’est qu’on se focalise sur le conflit de légitimité avec les élus que ces jurys risquent de produire et certes le sujet mérite un débat étoffé. Mais ce qu’on peut aussi légitimement se demander, c’est quelle est la compétence exigée pour participer à ces jurys. La réponse de madame Royale ne manque pas de panache : aucune compétence n’est requise pour être citoyen : le tirage au sort suffit pour opérer ce choix. Comme dans la démocratie athénienne ; comme dans les jurys d’assise. Mais les citoyens peuvent fort bien être égaux dans la médiocrité et dans la corruption. Selon Aristote comme selon Montesquieu, le principe de la démocratie, c’est la vertu. Une république de coquins n’a aucune chance de se gouverner elle-même : que des coquins contrôlent des coquins, et c’est la guerre des gangs qui nous attend.

Monday, October 30, 2006

Citation du 31 octobre 2006

"Il faut 2 ans pour apprendre à parler et toute une vie pour apprendre à se taire."

Anonyme

Je ne vais pas vous refaire le coup du vieux ronchon à se plaindre que les gens parlent trop, alors qu’ils n’ont rien à dire… Depuis Luc (encore lui !), on s’étonne des bavardages ineptes, des propos vides que s’échangent les hommes, comme s’ils n’avaient rien de plus important à faire (1).

Non, je préfèrerais m’adresser à l’homonuméricus que vous êtes (2) : qu’est-ce que vous avez de si important à dire que ça ne puisse attendre d’être auprès de vos amis pour leur en parler ? C’est là, sur le trottoir ou dans le bus qu’il faut, séance tenante, leur faire savoir un tas de choses très intimes. Et puis ça aussi : pourquoi, au lieu d’écrire vos sentiments dans un joli cahier fermé par un ruban (rose, s’il vous plaît, le ruban), vous confiez aux réseaux Internet les secrets de votre âme afin que les gens d’Honolulu ou d’Afrique (oui, d’Afrique du Sud aussi) puissent en prendre connaissance ? Ce qui m’intéresse donc, ce n’est pas la logorrhée mais l’abandon de la vie privée, au point qu’on en est presque gêné d’écouter, ou plutôt d’entendre les dernières nouvelles de l’ami(e) qui s’est fait plaquer ou de la soirée olé-olé de samedi, tu sais quand j’ai fumé trois pétards de suite ? Et rebelote avec le petit denier qu’on m’a refusé à la crèche parce qu’il était fiévreux ; le tête de ma belle-mère, tu l’aurais vu quand je lui ai collé le gamin avant de partir en courant au bureau… Des comme ça, au téléphone, dans la rue, dans les blogs qui racontent la vie de Clémentine, il y en a au kilomètre. C’est ça qui est nouveau.

Y aurait-il une nouvelle conception de la vie privée, avec un nouveau déni de la pudeur, qui abandonne la sphère de l’intimité du vécu, après avoir quitté celle du corporel ?

Moi mon opinion c’est que l’on oublie les gens dès lorsqu’ils sont anonymes, ce qui est le cas des passants dans la rue. Reste que le blog s’adresse justement aux anonymes. Ohé, mes chers lecteurs anonymes, donnez moi votre sentiment là dessus !

(1) « Il faut dire que tous les habitants d’Athènes et tous les étrangers en résidence passaient le meilleur de leur temps à raconter ou à écouter les dernières nouveautés » Actes des apôtres, 17, 21

(2) Il s’agit non d’une perversion de plus mais de ceux qui accordent une place toujours plus grande aux moyens de communication et d’expression offerts par les technologies numériques (j’y inclus le portable et l’Internet)

Citation du 30 octobre 2006

C'est ainsi, je vous le dis, qu'il y aura plus de joie dans le ciel pour un seul pécheur qui se repent que pour quatre-vingt-dix-neuf justes, qui n'ont pas besoin de repentir.

Evangile de Luc, XV, 7

J’ai ici même (1) eu l’occasion de souligner combien l’Eglise avait besoin des pauvres, combien l’existence des classes moyennes, qui pourtant constitue le progrès social le plus évident pour nous, était problématique pour elle. Nous voyons maintenant qu’elle a aussi besoin des pêcheurs aux quels elle a à proposer le repentir et la miséricorde divine.

Car enfin, comment en pas être scandalisé par ces paroles, attribuées au Christ - ne l’oublions pas - qui renvoie dans les ténèbres les justes au prétexte qu’ils n’ont pas besoin de se repentir. Le message est alors celui-ci : pêchez mes frères, pêchez tant et plus, mais n’oubliez pas de vous repentir le moment venu, car alors vous connaîtrez un bonheur ineffable : celui de rentrer dans le giron de Dieu… Le bonheur n’est rien d’autre qu’un changement d’état : plus grand est le changement, plus grand est le bonheur (2).

Deux observations :

- si le bonheur est lié à ce repentir alors il dure ce que dure le repentir ; dès que le pardon a été accordé, le bonheur cesse avec la permanence d’une éternité à la droite du Seigneur. Bizarre.

- Ensuite, si l’on écoute Luc, le chrétien devrait rechercher plus le bonheur que la justice. S’il y avait un bonheur pour les méchants, alors c’est la méchanceté qu’il faudrait valoriser…

On dira que ce texte est destiné à la consolation, que les hommes sont par nature des pêcheurs et que l’espérance est le moteur de leur conversion morale - sinon religieuse - Soit, mais c’est nous considérer comme des petits enfants aux quels on promet une friandise pour les tenir tranquilles. Car être juste n’est-ce pas une fin en soi ? Faut-il donc subordonner la justice au bonheur ?

(1) C’était le 18 août et c’était déjà pour commenter Luc.

(2) Si ce n’était pas blasphémer, je dirais bien que c’est l’histoire du fou qui se donne des coups de marteau sur la tête et qui se justifie en disant : « Oui, ça fait mal… Mais qu’est-ce que c’est bon quand ça s’arrête ! »

Sunday, October 29, 2006

Citation du 29 octobre 2006

Ce n'est pas la passion qui détruit l'œuvre d'art, c'est la volonté de prouver.
André Malraux
De quoi parle-t-on ici ? Je ne crois pas qu’il s’agisse de la création de l’œuvre, et donc pas de l’artiste, mais bien plutôt du critique et de son discours sur l’œuvre d’art. Le critique d’art est un spectateur d’un genre un peu particulier dès lors qu’on comprend son discours comme référence normative.
Il y a alors deux façons d’envisager la critique : soit comme aboutissement d’une sensibilité particulière à l’art : ce que Malraux nomme la « passion ». Soit comme discours informé, doté de références académiques et scientifique. La passion appelle la passion, et le critique d’art s’expose au débat. En revanche, le discours rationnel réduit au silence par l’autorité de la preuve.
Malraux pointe ici une caractéristique essentielle de l’œuvre d’art : dans toute œuvre d’art il y a ouverture, dialogue entre l’œuvre et le spectateur ; si vous le détruisez, vous niez l’œuvre, parce que vous bloquez l’échange entre celle-ci et le spectateur. Si vous prétendez à la certitude scientifique, vous contraignez votre interlocuteur, s’il n’était pas d’accord avec vous, à se taire.
Voyez la Joconde : pourquoi est-elle le symbole de l’œuvre d’art par excellence ? Parce qu’aucun discours ne peut la contenir toute entière. Supposez un instant que les études sur l’histoire de l’art, sur le vie de Léonard, sur la personnalité de Mona Lisa aient fini par exprimer la totalité du sens de l’œuvre. Alors on pourrait le jeter au feu, on n’y perdrait rien puisque tout son sens aurait été recueilli dans des livres. C’est là ce qu’on appelle être iconoclaste. Par contre, voyez ce que Duchamp fait à la Joconde :

Iconoclaste ? Pas du tout : si je maudis la Joconde et si je détourne son image, si je la souille de graffitis, je produis encore un sens qu’elle m’a inspiré, je ne la détruis donc pas. (1)
(1) La différence de couleur entre ces deux œuvres résulte du fait que Duchamp à détourné non pas le Joconde elle-même, mais une carte postale la représentant. Si vous voulez taguer la vraie Joconde, celle du Louvre, ça reste à faire.

Citation du 28 octobre 2006

En pardonnant trop à qui a failli, on fait injustice à qui n'a pas failli.
Castiglione - Le cortège
Supposez que vous soyez prof ou instit ou quelque chose comme ça. Vous ramassez les copies, des devoirs faits à la maison. Kévin (hé oui ! encore lui…) n’a pas son devoir, il vous supplie de ne pas lui mettre le zéro réglementaire. S’il ne l’a pas, c’est qu’il l’a oublié sur la table de la cuisine, ou bien parce que sa grand mère très malade a eu besoin de lui, ou encore il a été lui-même malade la veille et ce matin il est encore chancelant. Emu(e) par votre élève vous lui dites : « Ça va pour cette fois, Kévin, mais c’est la première et la dernière ! ».
Erreur fatale… Car aussitôt, tous ceux qui ont eu zéro la fois précédente pour la même raison protestent bruyamment. Plus tous ceux qui ont torché leur devoir sur un coin de table une demie heure avant le début des cours et qui vous font savoir que s’ils avaient su, ils auraient, eux aussi, eu une gastro la nuit précédente. Vous êtes dans l’obligation ou bien de reculer, mais alors c’est dresser Kévin contre ses copains et c’est vous déjuger ; ou bien vous devez vous justifier (Kévin est un garçon sérieux (sic) et vous lui faites confiance), et vous vous exposez aux ricanements de la classe qui vous prend pour un(e) grand(e) naïf(ve). Vous devez donc faire acte d’autorité et imposer votre décision. Vous allez dire un truc du genre : « C’est MOI qui dit la loi, et vous devez m’obéir ! » ; autrement dit vous prenez la posture de Saint-Louis sous son chêne … mais là c’est vous qui n’y croyez pas. La note ne sanctionne pas seulement le mauvais travail ; elle récompense le bon. Si vous ne savez pas ça, retournez à l’IUFM.
Autrement dit la sanction n’est pas seulement faite pour punir le crime. Elle est faite aussi pour récompenser ceux qui n’ont pas failli.

Friday, October 27, 2006

Citation du 27 octobre 2006

L’enfant est un pervers polymorphe.

Sigmund Freud

C’est avec des formules comme celles-là que Freud a fait scandale à Vienne au début du XXème siècle. Comment, disait-on, le petit enfant dans l’innocence de ses origines, lui qui n’a jamais fait le moindre mal, qui n’a jamais conçu le moindre vice…Comment serait-il pervers ? Pire encore : comment serait-il un pervers polymorphe, c’est à dire ayant toutes les formes de perversion ?

Mettons-nous d’accord sur le sens des mots. La perversion est une conduite qui peut être définie de trois façons différente : dans un premier sens, elle est un concept moral, qui désigne la corruption du bien en mal ; c’est le vice. Selon les juristes, elle est un délit ou un crime : second sens. Mais Freud prend la perversion dans un troisième sens : il s’agit d’une déviation par rapport au comportement sexuel génital procréatif, mettant en jeu d’autres partenaires (enfants, vieillards, cadavres, personnes du même sexe, animaux…), d’autres zones du corps (…), et/ou subordonné à certaines conditions extérieures (fétichisme, sado-masochisme). L’enfant est un pervers « polymorphe » parce que ces perversions il les a. Toutes.

La sexualité infantile n’est plus un tabou de nos jours, et on sait que les petits garçons de tripotent le Kiki dans la cour de récré de la maternelle, et que les petites filles font des choses bizarres avec le gros nounours en peluche dans leur lit. Mais tout de même, ça coince… On voudrait encore que la perversion soit comme on l’a vu une déviation par rapport à la normale, c’est à dire que l’enfant est d’abord normal, et puis ensuite - et ensuite seulement - qu’il soit dévié par quelque influence qu’on voudra ; c’est alors seulement qu’il deviendrait pervers. Voyez le sadisme. Les enfants sont méchants, votre voisine vous le dira. Mais pas tous… ou pas tout de suite… Mais qu’ils soient spontanément, fondamentalement sadiques, qu’ils le soient sans avoir besoin de le devenir, ça reste difficile à croire. Ou plutôt, on ne veut pas y croire, même si le petit Tom guillotine son lapin en peluche à l’âge de deux ans. Tenez, vous êtes vous demandé pourquoi les fabricants font des tests de résistance à l’arrachement sur les yeux des nounours ?

Les chrétiens ont une réponse : c’est le péché originel.

Wednesday, October 25, 2006

Citation du 26 octobre 2006

La populace ne peut faire que des émeutes. Pour faire une révolution, il faut le peuple.

Victor Hugo

Anniversaire des émeutes de banlieues. Qu’en dirait notre vieil ami Victor ?

Double distinction : peuple/populace ; et : révolution/émeute.

On voit facilement l’opposition mélioratif/péjoratif. Mais qu’est-ce que ça recouvre ? Il n’est pas sûr que cette distinction nous parle encore aujourd’hui. Peut être elle être encore pertinente ?

On peut remonter à Rousseau pour comprendre ces distinctions : selon lui, il faut distinguer entre le troupeau humain et le peuple. Le troupeau est un agrégat d’individus n’ayant rien de commun, sauf le fait d’être réunis par une force extérieure : le berger, son chien et ses moutons, le maître et sa chiourme, le tyran et ses sujets, la passion furieuse et ses foules. Le peuple, quant à lui, est caractérisé par une décision commune : celle de former un peuple ou une nation (pratiquement synonyme ici), ou, si vous préférez, le sentiment d’appartenir à ce peuple-là.

On aura compris que l’émeute est une explosion de violence résultant d’un brusque accès de colère (ce qu’on appelait autre fois une émotion) ; en revanche la révolution est politique, et seul un peuple peut la penser. C’est ainsi que les peuples des pays de l’est se sont dotés de démocratie après l’effondrement du régime communiste.

Appliquons cette distinction à nos jours : tout le monde parle des « émeutes » des banlieues de novembre 2005 : c’est le fait de la populace (1). Doit-on craindre que cette populace reste ce qu’elle est, c’est à dire une foule sans revendication politique, avec ses accès de violence ? Ou bien devrait-on plutôt s’attendre à ce qu’elle forme un peuple : le peuple des banlieues ? Mais alors, attention à la révolution !

A moins qu’on ne sache (ré)intégrer cette populace dans le peuple qui se reconnaît français. (2)

(1) Ce terme est à préférer à « racaille » (= rebut de la société), qui est moins pertinent.

(2) Je sais, je m’expose à des réparties du genre : « J’suis aussi français que toi... Nique ta race ! ». Etre français, c’est se tenir pour concerné par des règles de bases de la citoyenneté (« civilité »)

Citation du 25 octobre 2006

Pas de liberté pour les ennemis de la liberté.

Saint Just

(suite du24 octobre)

On arrive maintenant au paradoxe bien connu : peut-on limiter la liberté sans la détruire ? Je veux dire : la limiter de l’extérieur par des lois : par exemple condamner à la prison ceux qui auront porté atteinte à la liberté des autres en les empêchant de faire ce qu ils veulent ou de jouir de ce qu’ils ont réalisé .

Deuxième question (1) : la liberté existe-t-elle dès lors que nous vivons dans une société gouvernée par des lois ?

Vous avez trois réponses à votre disposition :

- Si vous êtes anarchiste, vous répondrez résolument « non » à cette question (1). Mais vous devrez du même coup admettre l’affirmation que les hommes sont amis dès lors qu’aucune loi ne vient s’en mêler.

- Sinon… Vous devrez souscrire à une autre affirmation,qui dit ceci : la liberté c’est quelque chose qui n’existe qu’à condition d’être limitée. Comme si je disais : le whisky n’existe que quand j’ai ajouté de l’eau dedans (beurk !).

- Ça vous va ou bien vais-je être obligé de vous compter parmi ceux qui affirment que de toute façon la liberté n’existe pas, ce qui vous conduit tout droit à une troisième affirmation : il n’y a pas de différence entre l’extérieur et l’intérieur d’une prison ?

Vous voulez des réponses maintenant ? Voici la mienne. A Reims, on a construit la prison sur le boulevard Robespierre. A Montevideo, la prison porte le nom de « Libertad ».

On est libre à condition que certains ne le soient pas.

Encore une grosse banalité ? Bien. Vous avez mieux ? Merci d’envoyer votre réponse, je la mettrai volontiers à la place de celle-ci

(1) Voir message du 24 octobre

Citation du 24 octobre 2006

Pas de liberté pour les ennemis de la liberté.

Saint Just

Première question : qu’est-ce qu’un « ennemi de la liberté » ?

Vous avez deux réponses à votre disposition :

- Première réponse : D’abord, c’est nécessairement un ennemi de la liberté des autres, autrement dit, il affirme que sa liberté existe, et qu’elle est un absolu qu’on ne saurait limiter. Tous le problème est de savoir ce qu’il en est justement de la liberté des autres :

* première hypothèse : sommes-nous dans un contexte qui implique nécessairement un conflit avec eux (cf. le « salaud » sartrien[1]) ; chacun veut alors imposer sa liberté aux autres ;

* deuxième hypothèse : ou bien comme le pensait Rousseau peut-on imaginer que, comme dans la foret primitive, l’individu isolé des autres par la dispersion d’une espèce clairsemée ne pouvait réellement opprimer qui que ce soit ?

* Synthèse : Mais dans tous les cas, l’ennemi de la liberté ne la détruit que dans un contexte social défini. C’est ce que j’appellerai un « faux ennemi », puisqu’il croit que la liberté existe, même si ce ne doit être que la sienne.

- Seconde réponse : il s’agit du partisan du déterminisme. Il affirme que la liberté n’existe pas parce que nous sommes toujours poussés par nos tendances à agir comme nous agissons. Cet homme ne cherche pas à proprement parler à détruire la liberté. Il se contente de dire qu’elle n’existe pas, qu’elle n’est qu’une illusion : c’est lui le « vrai ennemi ». Mais que pouvons-nous contre lui ?

C’est au nom de la science qu’il parle…

- Alors, et la deuxième question ? Elle est où la deuxième question ?

- Vous me fatiguez avec vos questions. La suite à demain.

A suivre donc

[1] «[ceux] qui essaieront de montrer que leur existence était nécessaire, alors qu'elle est la contingence même de l'apparition de l'homme sur la terre, je les appellerai des salauds. » Sartre - L’existentialisme est un humanisme.

Sunday, October 22, 2006

Citation du 23 octobre 2006

« Chez les intellectuels l'alignement [sur les thèses nazies] était de règle et pas chez les autres. Parce qu'ils avaient une théorie sur Hitler. Des idées éminemment intéressantes, figurez-vous. Des théories fantastiques, passionnantes, sophistiquées ! »
Hannah Arendt

Quand on est un intellectuel, ou du moins quand on a de la sympathie pour eux, on sait bien où le bât blesse. On se rappelle de mai 68 et des appels à s’aligner sur les slogans du Petit Livre Rouge ; pire encore : on a eu, au début des années 70, un étonnement admiratif pour Pol Pot qui avait vidé les villes du Cambodge et supprimé la monnaie (du moins c’est ce qu’on croyait alors). Bref, y a-t-il une dictature qu’on n’ait pas encensée ? Staline, Fidel, Mao, Lénine… Sartre à La Havane, Montand et Signoret à Moscou, et Aragon et bien d’autres encore… (1)
Pourquoi cette vulnérabilité ? Hannah Arendt répond : parce que les intellectuels sont des gens qui ne voient pas la réalité ; ils ne voient que des « théories fantastiques », qu’ils plaquent sur la réalité. Les dictatures les plus acharnées sont aussi celles qui prétendent réformer l’humanité, fabriquer l’homme nouveau : on est en pleine utopie, et l’intellectuel est quelqu’un qui aspire à l’utopie, parce que son esprit agile n’est plus embarrassé par les lourdeurs du réel. On a peine à y croire, mais ce sont les intellectuels qui sont les plus acharnés, les plus criminels parfois : Céline jugeait Vichy trop tiède avec les juifs. « Donnez moi une mitraillette et vous verrez ce que j’en fais » disait-il.
Notre Père à tous, nous philosophes et intellectuels, j’ai nommé Platon, voulait que le philosophe gouverne la cité : lui seul a la légitimité pour être roi, parce que lui seul a la science. Alors, c’est peut-être là que se trouve la réponse à notre question sur la fragilité des intellectuels en politique. C’est qu’ils croient qu’existe une science politique, que celle-ci obéit à des lois inflexibles (celles de l’histoire par exemple), qu’il est donc possible de connaître de façon rigoureuse ce que doit devenir l’humanité.
Donnez leur le pouvoir, et vous verrez ce qu’il en feront !





(1) Certes les dictatures de droite, Franco, Pinochet, les Colonels grecs semblent ne pas faire partie du lot. Mais qui sait ?

Citation du 22 octobre 2006

Le coup claque comme un col du fémur dans une salle de bains de général en retraite.
San Antonio

San Antonio est la Maître de la métaphore, ainsi qu’en témoigne cette citation. C’est une des raisons de son succès, et de l’intérêt des universitaires pour son œuvre.
Il y a plusieurs critères qui permettent d’évaluer une métaphore, et nous prendrons notre inspiration chez Paul Ricœur (1).
Ce qui frappe avant tout dans cette métaphore, c’est son caractère insolite : l’écart entre les deux termes de la comparaison est tel que nous ne pourrions imaginer la fin de la phrase si jamais il venait à manquer. C’est là une caractéristique de ce qu’on peut appeler une métaphore vive, par opposition à la métaphore morte. La force de la métaphore, c’est d’être surprenante dans la mesure où elle est neuve, inouïe au sens propre du terme ; mieux : c’est d’être enchâssée dans le texte comme si elle était née avec lui. Pas de métaphore vive sans l’acte créateur qui manifeste la présence d’un auteur, de sa vie et de son horizon ; et pas de métaphore vive sans changement, évolution, construction d’un contexte qui l’amène et qui l’exige . La métaphore morte en revanche est celle qui provient de la tradition, de la culture ; bref, c’est un cliché. A la limite on ne sait même plus qu’il s’agit d’une métaphore (ex : le pied de la chaise).
Alors on peut à présent dégager les limites de la métaphore chez San Antonio. On a l’impression que l’insolite prime dans le choix de celle-ci, comme si c’était une fin en soi. Or le rôle de la métaphore est de créer un contexte neuf qui alimente ou crée du sens (1). La «salle de bains de général en retraite » ne fait pas sens ici, c’est le moins qu’on puisse dire ; on serait même plutôt du coté du procédé des surréalistes, du genre : le verre d’eau et la parapluie associé à la phrase « Les vacances de Hegel » (2).
Bien entendu il nous manque pour en juger véritablement le contexte sans le quel aucune métaphore ne peut être véritablement jugée : il faudra nous reporter à l’œuvre.
L’intérêt véritable des citations n’est-il pas de nous conduire à lire les œuvres dont elles sont extraites ?


(1) Paul Ricœur - La métaphore vive - Le point - Seuil
(2) Voir commentaire de l’œuvre de Magritte du 19 mars.

Citation du 21 octobre 2006

Définition - L'amour, c'est offrir à quelqu'un qui n'en veut pas quelque chose que l'on n'a pas.
Jacques Lacan

Déconseillé aux moins de 12 ans

- Viens ici mon Bébé, là sur la canapé, tout près de moi. Eteins la télévision.
Tu sais ce que j’ai pour toi ?
- Quoi ? Tu as un cadeau pour moi ? C’est pourtant pas mon anniversaire ?
- Ça fait rien, mon Bébé… Tiens cherche au fond de ma poche
- Quelle poche ?
- Celle de mon pantalon
- Ouais… Mais y a rien !
- Cherche bien, tout au fond.
- Mais ??? Espèce de grand dégoûtant, c’est tout ce que t’as trouvé pour me dire que tu voulais me sauter ?
- Mais non Bébé, c’est que je sais que tu aimes ça et que c’est ce qu’il te faut. Tu trouves pas que tu es un peu nerveuse en ce moment ?
- Non mais dis donc toi, quand j’ai fait ma journée à l’usine et qu’il faut que je m’occupe des mioches et du repas pendant que tu regardes tes jeux débiles à la télé, tu crois pas que j’ai de quoi être agitée ?
- Ecoute mon Bébé, tu sais que je t’aime et que je veux que tu sois heureuse. J’ai ce qu’il te faut, et je te l’offre ce soir.
- Monsieur a ce qu’il me faut ! Qu’est-ce que t’en sais ? Tu crois me rendre heureuse avec tes pratiques de Cro-Magnon ? Et qu’est-ce que tu crois avoir de si extraordinaire ?
- Là tu vas trop loin, Bébé. Moi, je sais que je suis bien pourvu, et crois moi, j’ai fait du rugby et j'ai été sous les douches avec l'équipe ; je sais de quoi je parle.
- S’agit pas d’avoir la plus longue au concours des douches du club de rugby ; s’agit de savoir s’en servir. Et là, c’est le concours de vitesse que tu gagnes.
Alors, merci pour le cadeau !

Thursday, October 19, 2006

Citation du 20 octobre 2006

Ah ! si on pouvait faire disparaître la faim en se frottant le ventre

Diogène de Sinope (aussi appelé : Diogène le Cynique)

Déconseillé aux moins de 12 ans

Diogène le cynique se masturbait sur l’acropole ; devant les passants - je suppose - scandalisés, il se contentait de regretter qu’il ne soit pas aussi simple de calmer sa faim. Les cyniques sont des philosophes qui affectaient de vivre comme des chiens (1). Diogène vivait dans une amphore (=le tonneau qu’on lui attribue) assimilée à la niche du chien. Et bien sûr il satisfaisait ses besoins et assouvissait sa libido au vu et au su de tout le monde, donc comme les chiens. Diogène est-il un philosophe ? Oui, s’il donne à penser. Qu’y a-t-il donc à penser ici ?

Ce que nous dit Diogène, c’est que le désir sexuel et la faim ne sont pas de même nature : d’un côté le désir dont la satisfaction fait appel à notre faculté imaginative c’est-à-dire au fantasme ; de l’autre le besoin qui ne peut être satisfait que par l’acquisition d’un élément matériel. Le nourrisson affamé peut bien « halluciner » le sein de sa mère ; il aura toujours faim. Devenu adolescent, s’il hallucine encore le sein maternel, ce ne sera plus pour calmer sa faim. Et le résultat sera - peut-être - celui dont nous parle Diogène.

Diogène nous donne à croire que le désir est supérieur au besoin parce qu’il dépend uniquement de nous de le satisfaire. Erreur. Le fantasme ne suffit pas à satisfaire nos désirs ; il ne peut le faire qu’à condition de se projeter sur la réalité, de l’habiller à sa façon : il a besoin de cette réalité pour exister, et surtout pour aboutir. D’ailleurs Diogène ne se contentait pas de fantasmer ; il se « frottait le ventre ». Supposez qu’il ait été tétraplégique (à supposer que dans ces conditions sa libido ait encore eu quelque chose à dire) : il aurait bel et bien eu besoin d’un secours extérieur pour se satisfaire.

Vous n’êtes pas choqué au moins ? Si c’est le cas, voyez mon avertissement liminaire.

(1) Cynique vient de « kunos » qui en grec signifie : chien.

Wednesday, October 18, 2006

Citation du 19 octobre 2006

Pour moi, la femme est l'avenir de l'homme, au sens où Marx disait que l'homme est l'avenir de l'homme.

Louis Aragon - Entretien avec Thérèse de Saint-Phalle, "Le Monde" du 9 novembre 1963 (Aragon commente ainsi sa célèbre formule issue du Fou d’Elsa.)

Il est des phrases dont la petite musique nous berce sans que nous cherchions à savoir pourquoi. Nous n’avons pas à dire ce qu’elle signifie : elle existe ; elle est belle ; elle nous ravit.

Mais avouez qu’en cette période où, en politique, l’opinion publique commence à s’intéresser à la candidature d’une femme, Aragon apparaît comme l’homme perspicace.

Analyse.

D’abord, le sens de sa formule est explicable à partir de la référence à Marx. Nous sommes donc dans une perspective historique : il y a eu le temps où les hommes conduisaient l’humanité vers son progrès ; aujourd’hui ce sont aux femmes de le faire. Mais comment ?

Jean Ferrat en donne une interprétation dans sa célèbre chanson ; il veut y voir l’annonce de la fin des contraintes et des aliénations dont souffrent les femmes. Il en fait donc un manifeste féministe, du genre : « n’oublions pas qu’un homme sur deux est une femme ». Pourquoi pas ? Mais on voit le déficit de sens : selon Aragon les femmes ne doivent pas seulement libérer l’humanité des aliénations dont elles sont elles-mêmes victimes ; elles doivent aussi inventer l’avenir ; elles ; en tant que femmes.

Alors ça veut dire au moins deux choses :

- D’abord, avec les hommes - les « mecs » - l’histoire est en panne. Plus de moteur dans l’histoire, plus d’avancée : l’histoire se répète, ou plutôt elle bégaye. Voyez en Colombie le grève des jambes croisées (1) et puis lisez Lysistrata d’Aristophane.

- Ensuite, le changement, la rupture (2) à la quelle au moins une partie de la société aspire passe par la recherche d’un autre absolu : on ne veut plus d’un homme neuf ; plus de l’énarque d’une nouvelle promo. On veut le changement radical. On veut une femme, nous. Oui, nous qui sommes à la traîne question de parité.

En politique, des femmes c’est parce qu’on en n’a pas qu’on en veut (3)

(1) « A Pereira, en Colombie, les membres des bandes armées affrontent la grève du sexe. Leurs femmes ou leurs compagnes refusent tout rapport tant qu’ils n’auront pas renoncé à la violence. » (http://www.courrierinternational.com/article.asp?obj_id=66336) .

(2) Cf. commentaire du 18 septembre

(3) Propos machiste issu de mes gènes ; j’y peux rien.

Tuesday, October 17, 2006

Citation du 18 octobre 2006

Arbeit macht frei

Devise inscrite au-dessus du portail d'Auschwitz (1)

On a tout dit sur le cynisme de cette formule inscrite au-dessus du portail d’Auschwitz-1, oubliant parfois qu’il s’agit du camp de travail et non de la partie du camp consacrée à l’extermination.

La finalité du travail a été depuis les grecs un sujet de débat, et on voit aujourd’hui encore qui celui-ci n’est pas épuisé. Le travail n’est-il qu’une activité d’esclave, ou bien faut-il y voir l’émancipation de l’homme par rapport à la nature et par rapport à la société ?

On connaît l’opinion d’Aristote sur le sujet : la seule activité libre est celle qui porte en elle-même son propre but ; elle ne peut donc être qu’une activité de loisir, puisque le travail résulte de l’obligation où sont les hommes de satisfaire leurs besoins, ce en quoi ils ne sont rien de plus que les animaux, soumis à des contraintes naturelles : impossible de s’émanciper par rapport à la nature. Le déménageur a de gros biceps parce qu’il porte des pianos sur son dos afin de gagner sa vie ; ordre de la contrainte. Le bodybuilder a de gros biceps parce qu’il soulève des haltères afin de développer ses muscles ; ordre de la liberté. Même Hésiode qui, bien avant Aristote, fait la louange du travail, prouvant ainsi la fausseté de la thèse selon la quelle les grecs, dans leur ensemble, auraient considéré celui-ci comme une malédiction, même lui, donc, faisait de celui-ci un moyen d’existence plus honorable que la dépendance de l’oisif : il s’agit cette fois d’une émancipation par rapport à la société. Mais ce n’est sûrement pas le moyen de s’accomplir en tant qu’être humain.

Aujourd’hui, le débat reste comme je le disais ouvert, du moins pour ceux qui ont encore le souci de débattre. Mais le problème s’est déplacé. Jusqu’à la fin de l’ancien régime le travail productif (ouvriers et paysans) était considéré comme indigne de la noblesse, et donc comme un indice de servitude, ce qui signifiait qu’il fallait le considérer dans son ensemble, que le travail devait être conceptualisé comme un tout.

Aujourd’hui, en revanche, on ne considère plus aujourd’hui le travail comme une réalité à part entière, on ne le conceptualise plus. On ne dit plus : « LE travail c’est… » ; on dirait plutôt : « MON travail c’est… ». Autrement dit, on n’en est plus à la dénonciation du travail, mais - s’il faut dénoncer - à celle des conditions de travail.

Vérification : les 35 heures qui ont opposé la quantité de travail (durée) avec sa qualité (flexibilité) : il s’agit bien, non pas du travail dans l’absolu, mais de ses conditions.

(1) Il semble que ce genre d’inscription était courant à l’époque et puisqu’à Buchenwald on trouvait la devise suivante : « Jedem das Seine », c’est à dire « à chacun son dû », paraphrase de Matthieu 22, 12-15 : « Rendez à César ce qui est à César ». Paraphrase familière aux allemands, ainsi qu’en témoigne la cantate de Bach : BWV 163, du 24 Novembre 1715.

Monday, October 16, 2006

Citation du 17 octobre 2006

… il est tout à fait contraire à la nature de la philosophie d’être un gagne-pain, car il est contraire à son caractère essentiel de se conformer au vain espoir de la demande et à la loi de la mode.

KANT - Annonce pour le semestre d’hiver 1761-1766

Permettez-moi de revenir un instant sur le métier qui fut le mien : enseigner la philosophie.

La Citation du 15 septembre 2006 s’interrogeait sur les risques de ce « métier ». Maintenant avec Kant nous nous rapprocherons du cœur du problème : à quelle demande répond cet enseignement ? Pourquoi y a-t-il de la philosophie dans les programmes des terminales ? J’énumère les réponses usuelles : former des citoyens ; transmettre une culture ; donner une autonomie dans l’examen de la pensée ; stimuler la réflexion critique…Et vous, les usagers, vous vous retrouvez là dedans ? Oui et non, hein ?

Alors est-ce qu’on ne devrait pas se demander si l’attente par rapport à la philosophie ne serait pas plutôt du côté du « vain espoir de la demande » et de la « loi de la mode » ?

Je n’ai pas la place d’argumenter de façon détaillée. Je vous livre mon sentiment : la philosophie est investie par les non-philosophes d’une demande de « sens ». Depuis que les fidèles fuient les confessionnaux des curés (1), certains se sont tournés vers la philosophie morale et politique : le vain espoir de recevoir une réponse à des questions du genre : « la vie mérite-t-elle d’être vécue », où : « Qui suis-je ? », « Où vais-je », etc.. (2)

Certains profs de philosophie ont tendance à mépriser cette demande : la construction de systèmes, les aventures de la pensée conceptuelle est leur seul terrain, il n’y a que là qu’il éprouvent de la jouissance. Bien entendu, c’est jouissiiiiiiif, je ne le nie pas. Mais je ne méprise nullement la quête de sens. Kant lui-même, assignait comme but à la philosophie - entre autre - la question : « Que m’est-il permis d’espérer ? ». Que serait une philosophie qui n’aurait pas de conséquences dans la vie réelle ? Le seul problème c’est que chacun vit sa vie, et donc que chacun devrait avoir sa propre philosophie.

Impossible direz-vous, et vous aurez raison. Mais si nous ne sommes pas Kant ou Spinoza, nous pouvons très bien utiliser leur pensée pour penser notre vie, sous condition d’être capables, nous les « usagers », de repenser ce que d’autres ont déjà pensé.

… « repenser ce que d’autres ont déjà pensé » comment ça marche, ça ? Hé bien, demandez au prof de philo le plus proche : répondre à cette question, c’est ça aussi son métier.

(1) Je sais : les Imams et les pasteurs ont le vent en poupe…

(2) Quant à « la loi de la mode », après Nietzsche, Marx, Freud, Sartre, Foucault, Wittgenstein, on est un peu en panne en ce moment. Mais ça va redémarrer, soyez-en sûr.

Sunday, October 15, 2006

Citation du 16 octobre 2006

Chaque fleur est un sexe, y avez-vous pensé quand vous respirez une rose ?

René Barjavel

Mignonne, allons voir si la rose… Dégoûtant ! Barjavel est dégoûtant. Il nous gâche tout notre plaisir, il souille la poésie la plus pure. Il faudrait interdire à un type comme ça de publier ces cochonneries.

Voyez comme notre imagination a un pouvoir total sur nos pensées. Il suffit qu’on imagine la réalité sous un angle qui nous dégoûte et aussitôt nous ne la supportons plus : la réalité n’est rien d’autre que notre représentation.

Alors, jouons avec elle. Ne pourrait-on pas à l’inverse l’utiliser pour rendre aimable ce qui normalement nous rebute ou nous dégoûte ? Qu’à chaque fois que nous voyons ce qui nous choque, nous ne pensions au contraire qu’à quelque chose d’agréable ? Bien entendu, vous avez deviné où je cherche à vous mener : vers la publicité qui a pour unique ressort de rendre désirable ce qui ne l’est pas, voire même de nous faire rêver de ce qui nous effraie. Quelques exemples vaudront mieux qu’un long discours.

- D’abord tout ce qui concerne les excréments. Pouah ! Comment faire de la publicité pour un laxatif ou un diurétique ? Et pourtant… Voyez Fuca, « laxatif de courte durée » : c’est le prototype de la pub qui axe tout sur la femme (1) et qui « vend » le bien-être et la minceur…Dans une ambiance de rêve. Coluche en avait fait un sketch bien « senti »… Alors, c’est vrai, la pub Fuca a déjà quelques années. Mais peut-être reviendra-t-elle ? On écrira alors « Fucka » pour être au goût du jour. Autre chose ? Contrexéville, le partenaire minceur : inutile de raconter la pub, tout le monde connaît. Et pourtant, que fait l’eau de Contrexéville ? Elle fait pisser. Point final.

- Vous voulez pire ? La mort, ça vous va ? Il y aurait un commentaire entier à faire sur la jolie colombe qui s’envole, sur fond de lagon vers un horizon d’azur bleu (parfois : mauve), et qui orne les publicités des Pompes funèbres. Ça donne envie de passer tout de suite un contrat d’obsèques, non pas pour dispenser de cette obligation nos héritiers éplorés, mais pour jouir de notre vivant des rêves d’au-delà concoctés par les marchands de funérailles…

Barjavel, il aurait pu faire carrière dans la pub, voilà tout.

Au fait, qui c’était, Barjavel ? (2)

(1) Pourquoi les femmes sont-elle la cible privilégiée des marchands de laxatifs ? Merci de me donner votre avis là-dessus.

(2) http://fr.wikipedia.org/wiki/Barjavel

Saturday, October 14, 2006

Citation du 15 octobre 2006

Au fond on n'éduque jamais que pour un monde déjà hors de ses gonds ou sur le point d'en sortir, car c'est le propre de la condition humaine que le monde soit créé par des mortels afin de leur servir de demeure pour un temps limité.

Hannah Arendt - La crise de la culture

Aujourd’hui, on n’éduque plus, on forme. Il n’y a plus d’enseignants, mais des formateurs. On veut, par un utilitarisme obsessionnel, que les enfants apprennent à l’école un métier, ou bien on leur met dans la tête tout ce qu’il faut savoir pour vivre avec leurs voisins de pallier ; ils deviennent alors des « citoyens ». Provenant de l’idéologie capitaliste, c’est le retour sur investissement qui indique la voie à suivre en pédagogie : j’apprends, oui, mais à condition que ça me serve à quelque chose, tout de suite, que je voie clairement quel parti je pourrais en tirer. Tel est le discours de l’élève, de ses parents, des pédagogues. Un exemple ? Connaissez-vous la pédagogie par objectif ? Dans les programmes de l’enseignement technique, chaque item de celui-ci doit correspondre à une opération ou une fonction appartenant au domaine professionnel. Tout le monde est d’accord là dessus.

…Tout le monde, sauf une irréductible philosophe, ancrée dans la culture grecque ; j’ai nommé Hannah Arendt. Son argument est massif. Savez-vous dans quel monde vont vivre les enfants que vous prétendez former ? Le monde dans le quel nous vivons ne peut nous servir de demeure [que] pour un temps limité : ce que sait le père ne servira pas au fils (voir message du 12 septembre). J’ai connu l’époque où mes élèves secrétaires apprenaient bien péniblement la sténo…(1) Pour leurs profs (de sténo), rien n’était plus important que ça, et mes élèves étaient terrorisées par l’examen : depuis ça a fait pschitt…

Alors les obsédés de la formation contre attaquent : il faut, disent-ils, apprendre toute sa vie. Le métier qu’on a appris devra être réappris dans 10 ans ; après la sténo, il faut maîtriser le clavier et puis l’ordinateur.

Que nous dit Hannah Arendt ? Que nous devons admettre ce potentiel de changement, parce qu’il vient justement de nos enfants. Mais pour que ce potentiel ne soit pas stérilisé, il faut que l’éducation cultive ces facultés, quelle les mette en état de produire du neuf pour un monde qui ne sera plus le nôtre. Bref, il faut qu’elle soit conservatrice!

Vous avez déjà compris : être conservateur dans le domaine de l’éducation, c’est transmettre les savoirs qui cultivent l’homme dans son essence et non les savoir faire qui l’adaptent à ce qui demain ne sera plus.

(1) Elle apprenaient aussi à se maquiller et à se fringuer pour être séduisantes. Mais ça, ça n’a pas changé.

Friday, October 13, 2006

Citation du 14 octobre 2006

On ne supprime la misère qu'en donnant aux plus démunis les moyens de contrôler eux-mêmes leur destin

Muhammad Yunus - Le Monde diplomatique. 1997

Muhammad Yunus, prix Nobel de la paix 2006 : voilà la bonne nouvelle de la journée (1).
En plus, il a l'air plutôt sympa ; voyez vous même :


Pour faire vite, Yunus a fondé une banque (2) qui prête aux mendiants et qui fait des bénéfices ; c’est ce qu’on appelle le micro-crédit. Dit comme ça on attendrait pour Yunus le Nobel de l’économie plus que celui de la paix. C’est que le but de cette banque n’est pas de faire des bénéfices, mais de tirer les pauvres de leur misère.

Des esprits chagrins (dont Lech Walesa) regrettent que ce Nobel n’aille pas à une personnalité qui œuvre pour la paix dans le domaine international. Mais c’est avec ce genre de réflexion qu’on finit par attribuer le Nobel de la paix aux casques bleus, c’est à dire à des soldats en mission. On peut tout de même dire que si la paix est menacée, c’est bien par la pauvreté, car on ne peut tout de même pas s’attendre à ce que les gens se laissent mourir de faim sans rien faire alors que d’autres crèvent d’obésité à côté d’eux.

Venons-en à notre citation, car elle n’est pas un simple prétexte pour parler de Yunus. C’est l’autonomie des hommes qui seul leur permet de vivre et d’échapper aux besoins. Voyez :

- Rousseau : les citoyens doivent détenir et exercer le pouvoir souverain, ils n’ont pas à apprendre une science particulière pour cela, bien au contraire, car eux seuls connaissent leurs vrais besoins.

- Marx : l’émancipation du prolétariat sera l’œuvre du prolétariat lui-même.

- Reagan : les pays pauvres n’ont qu’à faire comme les USA : créer des entreprises.

Alors là on tombe de haut ! On croit trouver un principe et on voit qu’il mène droit au cynisme libéral…

Soyons sérieux. Le libéralisme est dans son sens contemporain la liberté pour les forts d’écraser les faibles. Ce dont on parle ici c’est de la capacité à fortifier les faibles. Et ce n’est possible qu’à condition de leur donner du pouvoir, c’est à dire de les protéger des prédateurs. Et de leur faire confiance, comme le fait la Grameen Bank.

Tout de même : une banque, prix Nobel de la Paix….

(1) On aura noté que les USA ont trusté tous les Nobel, à l’exception de ceux de la littérature et de la paix.

(2) Il s’agit de la Grameen Bank à qui, du reste, ce Nobel est co-attribué.

Thursday, October 12, 2006

Citation du 13 octobre 2006

Ohé, les tueurs à la balle et au couteau, tuez vite !
Ohé, saboteur, attention à ton fardeau : dynamite...
Chant des partisans - Maurice Druon, Joseph Kessel.

On ne peut pas dire que cet hymne à la Résistance soit non violent ! Je sais, ce n’est pas la première fois qu’on pointe la violence contenue dans les hymnes nationaux, depuis le « sang impur » de notre Marseillaise jusqu’au « Deutschland, Deutschland, über alles in der Welt » des Teutons. On dira que chacun de ces hymnes résonne des fureurs de l’histoire, qu’il est modelé par les circonstances dans les quelles il fut composé. Et c’est vrai. Mais voyez la « Complainte du partisan » (1) composée à Londres en 1943 ; c’est beaucoup moins sanguinaire : on y parle surtout des morts qu’il faut remplacer.

Le Chant des partisans développe la thématique du héros ; héros anonyme dont il faut immortaliser la bravoure, le résistant est diamétralement opposé au terroriste qui d’ailleurs est bien souvent le résistant du bord opposé… Les égorgeurs des djebels, les pilotes des avions suicides du 11 septembre aussi sont des résistants pour les militants de leur cause ; et surtout : ce sont des héros.

Car ce qui coince ici c’est que la violence soit non seulement légitimée, mais qu’elle soit en plus héroïque. Or nous avons hérité de la tragédie antique un modèle de héros victime et non tueur. Le héros est celui qui va mourir : en lutte avec des forces qui le dépassent, il ne tire son héroïsme que de sa lutte désespérée, et nullement du succès de celle-ci. Alors, certes, le héros se bat, et il fait des dégâts. C’est normal. Mais nulle part n’est valorisée cette destruction violente, la tradition théâtrale allant jusqu’à en proscrire la représentation : dans les tragédies classiques on ne mourait jamais en scène. Evidemment, la tragédie romantique s’est bien rattrapée : non seulement le héros romantique meurt en scène, mais en plus il commente fort longuement cet évènement !

Alors y aurait il à faire une histoire de la violence héroïque ? « les tueurs à la balle et au couteau » ont fait des émules qui aujourd’hui arborent plutôt des kalachnikovs… Qu’est-ce qu’il y a d’héroïque à tuer des civils désarmés (ou des soldats surpris dans une embuscade) ? Faut-il répondre à cette question ? Je me méfie des réponses, du genre : « le héros est celui qui lutte pour une juste cause », ou bien : « le héros est celui qui affronte l’ogre impérialiste ».

Balle de plomb et langue de bois.

(1) A lire ici

Wednesday, October 11, 2006

Citation du 12 octobre 2006

« il est nécessaire de joindre au désir du bon le désir de l'immortalité, puisque l'amour consiste à aimer que le bon nous appartienne toujours. Il s'ensuit donc que l'immortalité est aussi l'objet de l'amour. »

Platon - Le Banquet (205e-207a)

Toi et moi…Amour…Toujours… pour l’Eternité…

Stop !!! Arrêtez ces fadaises ! Tiens, en voilà deux qui s’aiment :


Les Amants trépassés - Musée Notre-Dame Strasbourg

En plein dans le buffet, hein ?

C’est vrai que l’amour ne peut que rechercher l’éternité, puisqu’elle seule peut nous donner le bonheur («aimer que le bon nous appartienne toujours ») et en même temps nous savons que notre condition de mortel y fait obstacle. D’où le thème récurrent des amants figés dans une éternelle jeunesse par une mort précoce. L’amour est jeune ; il est éternellement vivant. Voilà les deux principes qui sont violés par ce tableau (1).

C’est pour répondre à ça que Platon a écrit le Banquet (2).

J’exagère à peine : voyez vous-mêmes. D’abord, l’Eternité que cherche l’amour est celle de l’immortalité pour soi : l’autre (l’aimé) n’est ici qu’un moyen d’y accéder. De plus, aimer, c’est désirer engendrer. Il existe deux types de procréation, selon le corps et selon l’âme, en rapport avec les deux types d’immortalité aux quels nous pouvons accéder.

Et en effet, de quelle immortalité peuvent jouir les mortels ? Il en est de deux sortes :

-L’engendrement selon le corps et l’immortalité des corps : c’est par la procréation d’enfants que nous pouvons nous immortaliser, en laissant après nous un être qui prendra notre place et qui nous perpétuera.

- L’engendrement selon l’âme et l’immortalité de l’âme : le désir d’engendrer porte cette fois sur les œuvres de l’esprit que notre âme porte en elle. Et ces œuvres nous immortalisent par le souvenir qu’elles perpétuent de nous ; l’exemple en est Homère dont les œuvres restent dans toutes les mémoires.

L’amour qui réussit est donc celui qui nous mène à l’immortalité véritable par la création spirituelle. C’est l’amour platonique, plus «Plato(n)» que «nique».

Oups !... Pardon ! Je ne recommencerai plus. Promis.

(1) Faut-il le dire ? Ces cadavres sont des cadavres de vieux.
(2) Voir aussi les messages du 6 avril et du 23 septembre

Tuesday, October 10, 2006

Citation du 11 octobre 2006

Un passant est interpellé par une milice dans une rue de Belfast : « Catholique ou Protestant ? »

Le passant : « Je suis athée. »

Le milicien : « Athée catholique ou athée protestant ? »

Anonyme

- Ça y est ! Oui ! J’ai compris ! Ça veut dire : « Choisis ton camp, camarade, et essaie pas de te défiler. Si t’es pas avec nous, alors tu es contre nous ».

- C’est tout ? Depuis que je vous fais lire des citations qui interpellent et des commentaires qui dérangent, c’est vraiment tout ce que vous avez trouvé ?

Je veux bien essayer encore une fois, mais c’est vraiment la dernière.

Cette histoire pourrait illustrer si besoin en était l’interrogation de ce Troisième Millénaire (1). Peut-on être vraiment, authentiquement, athée, ou bien n’est-on jamais qu’en rupture de ban avec une religion ? Par exemple, je pourrais dire que je suis athée, simplement parce que je déteste les catholiques (ou quelque religion que vous voudrez) : « Athée catholique » ; mais, si vous me proposez de les douces méditations du Bouddhisme ou la soif de néant de l’Indouisme (ou son panthéon si coloré), alors, oui, peut-être que je me laisserais tenter.

Bref, la questions est : « Que faut-il nier (ou : que faut-il affirmer) pour être athée » ?

La réponse n’est pas si simple. Si on dit : il suffit denier Dieu, alors rappelons encore une fois que le Bouddhisme n’implique nullement la reconnaissance d’un être divin. Et de toutes façons, si on met côte à côte toutes les représentations de la divinité, de l’animisme au monothéisme, on a un inventaire à la Prévert ! Suis-je vraiment sûr d’arriver à nier toutes les représentations imaginables de Dieu?

Dirons-nous alors : il faut en plus le refus de pratiquer le culte ? Ou de reconnaître l’autorité des prêtres ? Ou de croire aux révélations du Livre ? Alors reportez-vous à ce que le XVIIIème siècle appelait « religion naturelle » (chez Rousseau par exemple) : le religion est la voix de Dieu qui parle au cœur des hommes. Toute médiation est dénaturation, la refuser, c’est cela précisément être religieux. Voilà tout.

Je proposerai la réponse suivante : le véritable athée est selon moi celui qui refuse de croire à l’immortalité de l’âme. Il est celui qui affirme que la mort est anéantissement, que rien ne survit, et sur le plan philosophique il affirme que la matière suffit à produire l’esprit ; bref c’est un matérialiste. Donc, l’athée n’est pas prioritairement celui qui nie l’existence de Dieu, mais celui qui nie la survie après la mort. Vu ?

- Ouais… Ça m’interpelle grave.

(1) Dont, comme on sait, Malraux avait prophétisé qu’il serait religieux ou qu’il ne serait pas.

Monday, October 09, 2006

Citation du 10 octobre 2006

Définition

Foi - Croire sans preuve et même contre les preuves. (Alain)

Il y a bien des manières de définir la foi et nous en avons ici même proposé plusieurs (1). J’ai dit qu’Alain définissait la foi par le croyance (cf. 17 juillet). Entendez qu’il ne fait pas explicitement appel à la grâce divine. Mais il prend soin de distinguer la croyance que représente la foi des autres croyances.

Croire n’est pas savoir ; on croit donc toujours sans preuve, car avec des preuves on ne croirait pas : on saurait. Plus radicale, la foi consiste à récuser les preuves lorsque celles-ci vont à l’encontre de sa conviction ; par exemple, la foi en la résurrection des corps. Alain dit que la foi porte toujours en elle cette force d’affirmation. Ce qui est vrai ce n’est pas ce qui est démontré, c’est ce qui emporte la conviction par la force de l’affirmation. Voilà une conception typiquement nietzschéenne de la vérité : c’est l’instinct grégaire, qui pousse les hommes à se rassembler en troupeau, qui est à l’origine de croyance en la vérité : tous réunis autour de la même vérité. C’est la force qui constitue le troupeau. Et la vérité qui rassemble est bien elle aussi une telle force.

Allons plus loin : si dans toute foi il y désir de certitude au-delà de toute preuve, alors c’est aussi vrai de toute vérité. Ce qui nous mène au paradoxe suivant : la vérité consiste à croire avec des preuves, oui. Mais c’est exactement la même chose que de « croire sans preuve et même contre les preuves ». Car c’est la force de l’affirmation qui fait la vérité, et la preuve est une de ces forces et rien de plus. Qu’elle soit contrebalancée par une autre, et on passe de la science à la croyance, de la croyance à la foi. Qu’importe : c’est le plus fort qui gagne !

(1) Voir : messages du 20 février ; 8 avril ; 17 juillet ; 7 septembre ; 19 septembre

Sunday, October 08, 2006

Citation du 9 octobre 2006

A l'école, en algèbre, j'étais du genre Einstein. Mais plutôt Franck qu'Albert.

Philippe Geluck - Le chat à Malibu

D’où vient le plaisir qu’on trouve à ces jeux de mots ? De la surprise que constitue le surgissement de Frankenstein, uniquement justifié par l’assonance avec le nom du célèbre physicien ? Bien sûr. Les hommes ont toujours éprouvé du plaisir à jouer avec les sons que produit leur bouche : du tout petit qui babille, à celui qui fredonne un air en replaçant les paroles par des syllabes dénuées de signification (voir l’usage des « scats » en jazz). Mais ce goût pour les jeu de mots va plus loin : s’y affirme la croyance que les mots ont une signification qui dépend de leur sonorité, et que jouer avec celle-ci a des conséquences : rappelez-vous ce qui se passait à l’école quand le copain de classe s’amusait à déformer votre nom de façon ridicule. C’est dans cette perspective que nous nous plaçons ici.

Et en effet la bande dessinée de Geluck ne nous préoccuperait pas plus que ça si les calembours n’étaient pas utilisés aussi en philosophie (1) pour renforcer une démonstration. Oui, vous avez bien lu : pour renforcer une démonstration. L’exemple le plus ancien que je connaisse est la formule qui soutien la thèse platonicienne selon laquelle l’âme est en quelque sorte « piégée » par le corps qui l’attire vers la matière et qui l’englue dans la sensualité. « Le corps (sôma) est le tombeau (sèma) de l’âme » dit Platon : la passage du sôma au sèma est bien un jeu sur les mots, et son rôle est de confirmer la thèse développée ; tout se passe comme si Platon estimait que c’est l’identité du corps et du tombeau qui constituait l’origine de cette assonance. Comme si l’arbitraire du signe dont parlera Saussure n’existait pas, la sonorité du mot contient une part de sa signification (comme dans les onomatopées). Autrement dit, on ne se résigne vraiment pas à renoncer à la signifiance du signifiant, même quand on est philosophe !

Dans « tumeur », j’entends « tu meures ».

(1) On avait failli en parler le 6 mars 2006

Saturday, October 07, 2006

Citation du 8 octobre 2006

Dans un amour, j'y consens volontiers, l'on peut rester surpris que tel homme s'éprenne de telle femme, et réciproquement, alors que rien ne semble motiver cet amour, sinon précisément ceci: que c'est lui, et que c'est elle.

Gide - Préface aux Essais de Montaigne

Au départ, vous avez la formule de Montaigne « expliquant » son amitié pour Etienne de La Boétie : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi. ». A la surprise de constater l’amitié de Montaigne pour La Boétie, s’ajoute celle de cette réponse, qui ne nous explique rien (1). Gide va donc nous dire pourquoi c’est une vraie réponse.

1 - Gide suppose que cette formule soit la réponse à un étonnement, qu’il admet justifié : « pourquoi telle amitié avec tel homme, avec telle femme ? » C’est pourtant là que Montaigne nous plante avec son étrange réponse.

2 - Ne faudrait-il donc pas se demander, d’abord, « Pourquoi l’amour ou l’amitié » ? Après tout on ne passe sûrement pas toute sa vie à aimer, dans la passion ou dans la profondeur du sentiment. Alors la question primitive devrait être « Pourquoi passe-t-on d’une état neutre à un état amoureux ? ». A Montaigne on devrait demander non pas « pourquoi ton amitié pour La Boétie », mais « comment se fait-il que l’amitié ait une telle importance dans ta vie ? ».

3 - C’est ici que commence la réponse de Gide. La question que nous venons de poser suppose que l’amitié préexiste, sous forme de demande ou de besoin, à la rencontre de l’ami. Montaigne aurait dit alors : « C’est toi mon ami, Etienne, parce que, quand j’avais besoin d’un ami, tu as accepté de l’être. ». Non. Le besoin d’amitié ne s’explique que par la présence de celui qui peut le devenir. Autrement dit : « Quand je t’ai connu, Etienne, alors j’ai eu besoin de toi. » On n’a pas besoin d’amitié ; mais on a besoin de cet ami. Et pareil pour l’amour.

4 - Conséquences : on reconnaît ici ce que les métaphysiciens appellent une cause première, c’est à dire ce qui constitue le premier maillon dans une chaîne causale : c’est le « parce que » à la suite du quel on n’a pas à demander « pourquoi ? ». Ce qui signifie qu’on n’a pas à demander pourquoi on aime, puisque c’est une cause première, mais seulement qui on aime.

(1) D’ailleurs serions nous plus satisfaits si Montaigne répondait : « parce que j’ai toujours aimé les hommes qui avait cette moustache », ou alors : « il m’a séduit par le timbre de sa voix » ?

Friday, October 06, 2006

Citation du 7 octobre 2006

Habile est le mari qui garde le silence, car le silence angoisse les femmes.
Madame Necker - Réflexions sur le divorce
- Allo, Mylène, comment tu vas ?
- Pas très bien…
- Qu’est-ce qui se passe Mylène ?
- C’est Gérard. Tu sais il rentre tard tous les soirs… Il me raconte qu’il a des dîners d’affaire, mais je trouve ça bizarre. Il a un drôle d’air, il ne me répond pas quand je lui demande comment ça s’est passé. En plus je trouve un drôle de parfum qui flotte autour de lui.
- Tu crois qu’il te trompe ?
- J’en ai bien peur.
- Tu sais, les hommes ils font ça des fois sans y penser, simplement parce qu’il savent pas se retenir. Mais une fois l’envie passée, ils n’y pensent même plus à leur greluche.
- Je sais, oui… Mais ce qui m’angoisse c’est ce que je ne sais pas. Pourquoi il me dit rien ? J’imagine un tas de choses, moi. Qu’il y a une pétasse qui lui a vraiment mis le grappin, ou bien que son patron est entrain de le virer, peut-être même que c’est déjà fait. Je l’imagine qui part le matin comme s’il allait travailler alors qu’il fait semblant et qu’il traîne toute la journée… Mais alors qu’est-ce qu’il fait le soir ?
- Dis-moi, Mylène ça fait combien de temps que vous êtes ensemble ?
- Ça fait sept ans.
- Sept ans ? C’est bien ce que je pensais. Sept ans c’est l’époque où les couples commencent à se lasser et à regarder ailleurs si c’est pas mieux. Mais je crois que Gérard il peut pas trouver mieux ailleurs, parce qu’il est encore très amoureux de toi. Alors il a trouvé ça pour que tu t’intéresses d’avantage à lui.
- Comment ça ? Il a trouvé quoi ?
- Le silence ! Parce que, pour que tu t’interroges sur ce qu’il fait, sur son amour pour toi, il lui suffisait de te rendre jalouse. Mais ça, ça ne lui suffit pas. Il veut en plus que tu angoisses en imaginant des tas de choses abominables.
- Mais alors c’est un salaud Gérard !
- Pas forcément. Gérard, il veut que tu aies besoin de lui, que tu lui dises « Mon Gérard, je t’aime, j’ai besoin de toi. Quand tu n’es pas là je suis comme une gosse perdue ». Et pour ça il lui suffit de te flanquer les boules, comme ça, pour rien, et alors il arrive comme Zorro sur son cheval blanc et il te dit : « Oui, toi tu es ma gosse. Et quand je suis là tu n’as rien à craindre. »
Habile, le mari !

Citation du 6 octobre 2006

On n'ose guère avouer que l'on voudrait les plaisirs du vice en récompense de la vertu.

Alain

Pouvons-nous nous passer du vice ? Certes, tout dépend de ce que vous consentirez à appeler vice. Alors, racontez-moi un peu ; c’est quoi votre vice ? (1). … Et puis non, gardez vos secrets, après tout la clandestinité fait partie de la jouissance ; de toute façon la vraie question n’est pas là.

Car la citation d’Alain pose cette autre question : pourquoi sommes-nous vertueux ? Et voilà ce que suggère Alain : nous voulons gagner sur tous les tableaux ; avoir, comme on dit, le beurre et l’argent du beurre ; la conscience tranquille de l’homme vertueux et la jouissance du vicieux. Pas très moral, ça. Mais il y a pire. Selon Alain, nous voudrions que la satisfaction de nos vices soit attachée à notre vertu comme sa récompense, j’allais dire, que le vice soit le mobile de la vertu. Comment peut-on oser demander une chose pareille !

Mais attendez : voilà un scandale pire encore que le précédent : qu’importe que nos plaisirs soient innocents ou coupables, il suffit que nous admettions que nous ne pratiquons la vertu que pour en être récompensés : là est la faute. On ne peut se réfugier dans le relativisme, du genre « le vice des uns est la vertu des autres ». C’est l’idée même de récompense qui est vicieuse : se conduire moralement exclut l’attente de la récompense.

Kant a même pris la peine d’en faire la théorie : on ne peut être vertueux que par devoir, et toute idée de récompense de la vertu (et qu’importe alors que ce soit une récompense vicieuse) ne doit être qu’une possibilité et non le mobile de notre action. La vertu me rend digne d’être heureux dit Kant. Mais je ne peux être vertueux pour être heureux.

Et donc la question initiale : pourquoi sommes-nous vertueux ? admet une réponse : nous ne sommes pas vertueux par aspiration au bonheur (même si ce n’est que la fierté d’avoir bien agi), mais par respect pour la loi morale. Un exemple ? Si je dois secourir mon prochain par respect pour l’humanité qu’il incarne, je dois le faire quelque soit le prochain en question : que ce soit un gentil citoyen ou un pouilleux infecte, c’est tout pareil.

Voilà. Vous ne direz plus que les philosophes ne s’intéressent qu’aux questions. La réponse, vous venez de la prendre, en plein dans la conscience !


(1) Et ne me dites pas que c’est un petit carré de chocolat avant de vous coucher ; ça ne marchera pas.

Citation du 5 octobre 2006

Certes Dieu n'a pas besoin de l'existence ; c'est bien plutôt l'existence qui a besoin de Dieu.

Alain Portrait de famille

Au delà de la séduction de la formule, il y a la séduction de l’idée. Mais attention ! Pour qui cette idée est-elle séduisante ?

Sûrement pas pour le croyant, cela va de soi. Mais l’incrédule, lui, il va y souscrire ; voyez Marx et son célèbre « la religion c’est l’opium du peuple ». C’est parce que Dieu n’existe pas que nous l’avons inventé. Et nous l’avons inventé parce que nous ne savons pas comment supporter l’existence sans Lui.

Quand je lis cette citation, ce qui me séduit c’est le « Certes » qui l’ouvre. « Certes Dieu n'a pas besoin de l'existence ». Comment cela ? Comme si ça allait de soi !

... Mais oui, en fait, ça va de soi. Car Dieu est par nature au-delà de toute manifestation. Lorsque les théologiens parlent de Dieu ils ne peuvent en parler que de façon négative : ils nient en Dieu tout ce qu’on trouve en l’homme. Dieu est l’illimité, l’infini, l’Eternel ; il est celui dont la bonté est sans limites, de même que l’amour qu’il porte à ses créatures. Quand à ses colères - Dies irae - mieux vaut ne pas être là quand elles éclatent. Bref : c’est ce qu’on appelle la théologie négative.

Donc, Dieu n’a pas besoin d’existence du moins de cette existence nous pouvons percevoir. L’existence de Dieu, nous ne pouvons que la penser parce que nous ne pouvons demander à la voir, encore moins à la palper (1). C’est Pascal qui nous éclaire ici : Dieu est au-delà de toute représentation parce qu’il est infini et que l’infini ne peut qu’échapper à nous qui sommes des créatures finies.

Mais alors, comment se fait-il que nous ayons encore besoin de ce qui n’existe pas ? Le philosophe que je suis laissera à chacun la liberté d’accepter ou de récuser cette question. Mais si nous la prenons en charge, nous dirons que nous avons tous fondamentalement besoin de ce qui n’existe pas.

Ça s’appelle « objet du désir ». Ça se définit comme « fantasme »

(1) Voir message du 17 juillet

Tuesday, October 03, 2006

Citation du 4 octobre 2006

Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie.

Pascal - Pensées

Il y a plus d’un silence. Nous en avons déjà évoqués quelques uns (cf. citation du 10 juin). Nous pouvons donc nous concentrer aujourd’hui sur la pensée de Pascal.

De quoi parle-t-il ? De l’univers infini.

1 - Pourquoi cet infini est il silencieux ? Parce qu’il exclut toute signification attribuée l’intention de Dieu par rapport à l’homme (cf. citation du 27 septembre) : si l’univers avait la terre pour centre comme on le croyait depuis Ptolémée, il serait aussi un univers clos. Tout ce qui existerait serait alors en relation avec l’homme et à son service (divine Providence). L’univers aurait donc un sens parce qu’il aurait une fonction. A l’inverse, un univers infini (c’est, dit Pascal « une sphère dont le centre est partout et la circonférence nulle part ») n’a plus de signification, du moins il ne concerne plus l’homme : il ne nous dit plus rien de ce que nous sommes, plus rien de nos besoins. Le soleil n’est plus un flambeau tournant autour du globe pour l’illuminer de toute part. Bref s’il n’y a plus de sens-pour-l’homme, il n’y a plus de sens du tout.

2 - Comment cet univers est-il devenu infini ? En raison des découvertes de Copernic et de Galilée on a dû se rendre à évidence que la terre n’est pas le centre de l’univers, et que celui-ci n’a donc plus de centre (même si Copernic attribue cette place au soleil).

3 - Pourquoi a-t-il peur ? Alain ironisait là dessus : il disait si que Pascal frissonnait en contemplant le ciel étoilé, c’est simplement parce qu’il prenait froid à sa fenêtre… On peut tout de même penser, que Pascal est effrayé par le néant dont il perçoit l’image dans ce qui n’est même plus un cosmos (1). Il ne nous est jamais donné de contempler le néant ; le néant n’est rien…sauf le ciel étoilé !

Où donc Dieu est-il passé ?

(1) Cosmos en grec signifie ordre (=ordonné)

Monday, October 02, 2006

Citation du 3 octobre 2006

Si tu veux m’apporter quelque chose quand tu viendras me rendre visite, que ce soit toi.

Elfriede Jelinek - Avidité (Roman de divertissement)

Mon bel amour,

ta visite l’autre jour m’a bouleversée, tellement que je n’ose plus te revoir sans t’avoir d’abord dit, par ce billet, mes sentiments pour toi. Tu vois, je ne parviens même pas te téléphoner, tellement j’ai peur que l’émotion me paralyse.

Quant tu es venu avec ta boite de chocolats, j’ai compris que ta timidité t’interdirait de me déclarer ton amour, et c’est cela qui m’a tant remuée. Tu étais comme un enfant, si fragile et en même temps si fort, avec tous tes muscles bandés comme une armure autour de toi ! J’ai compris qu’il fallait que je prenne l’initiative pour t’aider à dire enfin ce que tu ressentais pour moi.

J’avoue que j’ai eu quelques instants de doute quand je t’ai basculé sur la BZ : tu as résisté alors que tu étais tout entier dans le parfum de mon corps qui t’étreignait, dans la chaleur de ma poitrine où j’avais enfoui ton visage. Mais très vite tu m’as cédé, tu m’as offert ce que j’attendais de toi : tu m’as remplie de ta virilité et tu m’as inondée de bonheur.

Mais, mon chéri, il ne fallait pas t’excuser, comme si tu avais commis une faute ! Tu m’as dit que tu ne recommencerais plus et qu’il ne fallait plus que tu montes dans ma chambre. Mon chéri, ce n’est pas parce que tu es un camarade de mon fils qu’il faut être intimidé à ce point.

Alors, écoute moi bien, petit homme, c’est toi que je veux, et il n’est pas question que tu hésites à venir chez moi. Je t’attends demain à cinq heures ; tu viendras n’est-ce pas ? Et puis, plus de boite de chocolats s’il te plaît !

Si tu veux m’apporter quelque chose quand tu viendras me rendre visite, que ce soit toi.

Sunday, October 01, 2006

Citation du 2 octobre 2006

Maîtresse - Un homme politique digne de ce nom n'en a jamais qu'une seule. (1)

Pierre Daninos - Le Jacassin

Connaissez-vous ce lien ? Il s’agit de la Liste des maîtresses des rois de France, de Charles V Le Sage à Louis XVIII. La réaction spontanée serait : qui donc est assez vain pour dresser une pareille liste ? Depuis l’Histoire d’amour de l’histoire de France en feuilleton on croyait que tout cela avait été abandonné.

Et puis il y a eu Mazarine…

Le pouvoir politique est pouvoir de satisfaire ses désirs. C’est même la définition qu’en donnent les sophistes chez Platon : ce qui est beau, c’est de donner libre cours à ses penchants, ce qui est laid c’est d’être impuissant à se contenter.

Voilà ce qui devrait scandaliser. Comment dire que le pouvoir politique est autre chose que la capacité à réaliser le bien public ? Si le Président de la République - comme le Roi de France autre fois - a une maîtresse, n’est-ce pas un fait de la vie privée, quelque chose qui ne nous regarde pas, quelque chose d’insignifiant au regard de sa position ?

Alors, voilà l’idée que je voudrais avancer : le fait d’avoir ouvertement une maîtresse est un signe du pouvoir. Il est un droit régalien, comme le droit de grâce. Celui qui peut présenter sa maîtresse à la société, celui qui peut exhiber ses bâtards sans scandale, celui-là est tout puissant.

Des exemples ? Evidemment tous les Rois de France (reportez-vous au lien précédent). Oui, mais aujourd’hui ? Ne parlons pas de Bill Clinton, c’est trop facile. Mais voyez plutôt le Prince Charles et Camilla, déjà du temps de Diana ; et puis le Prince Albert de Monaco, qui a semé des enfants aux quatre coins du monde ; et puis Mitterrand et Mazarine. Vous me direz que Mitterrand a bien tenté de cacher son enfant adultérin ; mais c’est lui qui a finalement révélé son existence ; tout ce qu’on peut dire, c’est qu’il a beaucoup tardé.

Tout le monde se pose maintenant la question : et si le Président était une femme, est-ce que ça changerait ?

(1) On aura compris que Daninos voulait dire « Un homme politique digne de ce nom n'a jamais qu'une seule [maîtresse] à la fois »